Soutenance DNSEP

Le
Poids
de la
Machine

Suzie Roux

sous la direction de Tomek Jarolim

Mémoire DNSEP 2024 / 2025

École Supérieure d'Art et de Communication de Cambrai

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Nous sommes le soir du 13 juin 2060 et je suis assise dans mon canapé, plongée dans mes pensées. Je me souviens de la première fois où j’ai vu la publicité 1984 pour le premier Macintosh1. Cette publicité a été réalisée en 1984 par Ridley Scott, son aspect cinématographique montre en quelques secondes un monde où les populations sont contrôlées et asservies, dominées par une technologie qui se présente sous la forme d’un écran géant. Cette publicité est une allusion claire au roman 19842 de George Orwell, et son esthétique n’est pas sans rappeler celle de films emblématiques comme Brazil (Terry Gilliam, 1985). La promesse de libération du nouveau Macintosh laissait entrevoir un avenir radieux pour le savoir humain. Bibliothèque numérique infinie, l’ordinateur selon Steve Jobs allait changer la façon dont l’homme acquiert et partage le savoir en concentrant toutes les connaissances en une seule machine. Quelle ironie de constater que, quatre-vingt ans après, le futur créé par Apple est aux antipodes de ce qu’il promettait. Aujourd’hui, en 2064, les GAFAM (que l’on surnomme maintenant “les Géants”) ont la mainmise sur presque tous les aspects de la société : ils contrôlent l’information, la production et l’innovation, et ont supplanté les gouvernements qui, fragilisés par les nombreuses crises sociales et économiques, n’ont eu d’autre choix que de leur laisser la place, leur donnant tous les moyens pour s’accaparer encore plus de richesse au détriment des populations. Regroupés dans un conglomérat, les Géants exercentleur contrôle au moyen d’intelligences artificielles surpuissantes et d’algorithmes tenus secrets qui s’immiscent dans toutes les machines, anéantissant toute forme de libertés individuelles. Les Géants contrôlent jusqu’à nos souvenirs : en accélérant l’obsolescence de leurs machines, ils apportent une nouveauté hasardeuse présentée comme le summum de l’innovation technologique. Il suffit de voir les conséquences de l’iPhone 93, qui se distingue de ses prédécesseurs en étant développé dans un langage informatique inédit, incompatible avec les autres, qui est devenu la nouvelle norme. On ne compte plus le nombre de données, d’archives et de souvenirs qui ont été perdus dans cette frénésie. J’ai toujours eu besoin d’avoir plus de libertés que celles qu’on m’impose, cela passe par le détournement et, dans cette contre-culture, les pratiques DIY et open source sont l’essence de la création. Cela me permet, en plus de créer de façon débridée, de me concentrer sur la façon dont je sauvegarde et conserve mes créations. Si les outils d’aujourd’hui sont verrouillés, rendus inaccessibles par les Géants, je continue de m’infiltrer dans les objets électroniques qui ont miraculeusement traversé le temps. Je les répare, les réactive afin de mener à ma façon une révolte secrète et tangible contre le monde technologique cadenassé créé par les Géants. De nombreux artistes se sont inspirés des thèmes de la science-fiction pour mettre en lumière les tensions entre l’essor des nouvelles technologies et les atteintes à la liberté. Alain Damasio abordait ces thématiques, dans son livre La Vallée de Sillicium3, il est question d'une vallée (inspirée de la Silicon Valley) où des technologies ont radicalement transformé les rapports humains, à tel point d’en avoir pris le dessus. Cet ouvrage questionne en profondeur la place de la technologie aujourd’hui entre promesses d’innovation et dérives potentielles. Pour appuyer ma réflexion, d’autres auteurs m’ont inspiré cette direction dystopique : Philip K. Dick et notamment son ouvrage Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?4 m’ont inspiré pour son exploration des réalités parallèles et des manipulations psychologiques liés aux dérives technologiques. Ce livre a lui-même inspiré le film Blade Runner (1982) de Ridley Scott. Ces thématiques futuristes s'adaptent particulièrement bien à l'univers cinématographique, le film The Matrix (1999) des soeurs Wachowski et le film Ghost in the Shell (1995) de Mamoru Oshii mettent en scène des personnes qui cherchent à s'échapper du contrôle omniprésent dans des mondes où la frontière entre réalité et virtuel n’existe quasiment plus. Pour finir, William Gibson avec son roman Neuromancien5 qui introduit le concept de cyber-espace bien avant qu’Internet existe.

Cette nuit de fin d'été, la chaleur s'est atténuée, mais l'air reste lourd, chargé de cette moiteur presque suffocante. Les fenêtres grandes ouvertes de mon petit appartement laissent entrer les derniers murmures de la ville endormie. Au loin, sur des kilomètres, s’étendent les datacenters, ces énormes centres qui contiennent une quantité folle de données numériques. Ils sont toujours plus nombreux et demandent toujours plus de matières premières, extraites dans des conditions catastrophiques. La consommation énergétique des datacenters a atteint des niveaux insoutenables entraînant une crise climatique sans précédent. Ce qui a commencé comme une prouesse de modernité et d'efficacité s’est transformé en un cauchemar écologique. Les Géants, en quête de pouvoir et de domination, ont pris le contrôle des données, effaçant peu à peu les frontières entre liberté individuelle et surveillance omniprésente. Les petites entreprises, autrefois autonomes, ont été absorbées par ces colosses, devenant à leur tour des rouages dans un système opaque et centralisé. Les Géants exercent une pression énorme sur la société, rendant chacun dépendants de leurs infrastructures. Toute tentative de contestation est impensable.

Ce soir-là, je suis assise à mon bureau derrière mon ordinateur biométrique à scruter les dernières informations. Hypnotisée par mon écran, je défile les pages sans but, orientée par les désirs de l’intelligence artificielle intégrée à mon ordinateur. Les nouvelles sont toujours plus déprimantes et délirantes chaque jour : émeutes orchestrées par des algorithmes, pandémies numériques, intelligences artificielles rebelles. Je ne sais plus discerner le vrai du faux, noyée dans ce monde de deep fakes et de fake news. Dans les années 2020, bien des artistes comme Xander Zhou avaient tenté de mettre en lumière les dérives que de telles pratiques (pourtant à leur balbutiements) pouvaient occasionner, mais ni les œuvres d’art, ni les mises en garde des lanceurs d’alerte n’ont pu empêcher ce désastre. Dans les années 2030, il n’était pas rare de croiser des personnes vêtues d’ensembles ou de masques aux motifs géométriques permettant de déjouer les systèmes de reconnaissance des intelligences artificielles. En 2010, Adam Harvey avait inspiré cette tendance avec son oeuvre CV Dazzle, une collection de maquillages et coiffures ayant pour but de déformer les traits du visage pour tromper les systèmes de reconnaissance faciale. Cette idée n’était pas nouvelle et le nom de l’oeuvre d’Adam Harvey y faisait référence ; lors de la Première Guerre Mondiale, les navires de la flotte britannique arboraient le Dazzle Painting : des fresques géométriques ayant pour but de casser les traits du navire et le rendre difficilement perceptible par l’ennemi. Ces pratiques se sont aujourd’hui perdues car les systèmes de surveillance se sont immiscés bien au-delà des espaces publics. Xander Zhou l'avait prédit avec sa collection Pro A.I Volution. Au fil du défilé se dévoilait une série d’extensions du corps prenant toujours davantage le contrôle sur les corps des mannequins jusqu’à totalement les métamorphoser en entités humanoïdes. La frontière entre l’humain et la machine s’était doucement éteinte au fil des années. Des chercheurs comme Anthony Masure6se sont penchés sur le sujet pour mettre en garde sur les dangers liés à leur domination et à l’asservissement que pouvaient engendrer ces technologies naissantes. Dans son manifeste Design sous artifice : la création au risque du machine learning7 écrit en 2023, Anthony réfléchissait sur ce que signifiait être créateur dans un monde où la machine pouvait imiter le processus créatif humain. Déjà à l’époque, Anthony Masure avait perçu que les intelligences artificielles allaient imposer des valeurs dominantes et réductrices, influencées par des biais masculins et occidentaux, compromettant alors l’originalité et la diversité des œuvres numériques. Cette réflexion était devenue cruciale pour comprendre comment l’art numérique, en tant qu’expression personnelle, s’était transformé en un terrain standardisé et fermé.

Face à un monde où la création est dictée et contrôlée, je veux retrouver cette liberté de créer sans algorithme que nous avons perdu. À côté de moi se trouve une machine qui, elle, est libre, sans aucune domination, aucun contrôle. C’est une machine à écrire électronique achetée il y a quelques jours, je suis dans l’attente d’une réponse pour pouvoir poursuivre sa restauration.

Depuis quelques mois, j’essaye d’esquiver les radars et les contrôles sur Internet à la recherche d’une machine à écrire. J'utilise un vieil ordinateur, une antiquité, mais qui n’est pas relié aux réseaux modernes. Cet ordinateur fonctionne sous un système d’exploitation Linux8, il me garantit une forme d’anonymat et de liberté. Pas d'intelligences artificielles intrusives, ni de mise à jour forcée, ni de puces biométriques qui surveillent tous mes faits et gestes. Chaque session que j’ouvre sur Internet passe par un protocole de protection stricte : VPN, chiffrement de bout en bout, bloqueurs de traceurs, obfuscation des données. Ces méthodes me permettent de me protéger contre le profilage numérique, le traçage ou même le piratage.

Je me souviens de l’édition Afterglow9 du festival berlinois Art Hack Day10 en 2014. Cette édition particulière, dédiée à la surveillance numérique et à l’impact des révélations d’Edward Snowden11, se déroulait dans un contexte où la méfiance envers les gouvernements et leurs systèmes de surveillance s’intensifiait. Les révélations de Snowden avaient secoué le monde entier, exposant des programmes comme PRISM12, capable de s’infiltrer dans des systèmes privés et publics. Ces logiciels espions, employés par des agences comme la NSA13 permettaient l'accès à des informations personnelles et confidentielles, au mépris total des libertés individuelles. Les œuvres présentées à AfterGlow mettaient en lumière les tensions entre le désir de sécurité et la perte de liberté personnelle, un équilibre constamment remis en question. Parmi ces oeuvres, il y avait l’oeuvre PRISM : The Beacon Frame (2013), des artistes de Critical Engineering (Julian Oliver et Danja Vasiliev14 ). En utilisant les mêmes méthodes que les gouvernements pour intercepter des communications, les artistes avaient piraté les téléphones des visiteurs, qui recevaient des SMS intrusifs. Cette provocation directe confrontait le public à la réalité des méthodes de surveillance. Cependant, l'œuvre avait dû être désactivée après des plaintes et des menaces de signalement, illustrant déjà les difficultés à débattre sur la surveillance de masse et le contrôle invisible.

Alors que les systèmes de surveillance progressaient, ils devenaient toujours plus invisibles, opérant dans l’ombre et rendant leur fonctionnement quasiment impossible à percevoir. Ces algorithmes se cachent derrière des interfaces lissées, façonnées par les Géants, qui nous font presque oublier leur implication. Durant des années, l'art numérique a été un tremplin pour mettre en lumière ces processus silencieux, pour les contester et exiger un retour à une transparence. Malgré leurs engagements, le contrôle des Géants est devenu trop lourd et chaque forme d’art, chaque forme de contestation est censurée avant même d’être diffusée. Chaque nouvelle réalisation doit désormais passer devant la "Commission des Arts Autorisés”, une organisation censée préserver le patrimoine culturel. Mais en réalité cette commission censure toute œuvre qui peut mener à comprendre et à contester les mécanismes de surveillance et de contrôle. Afterglow me rappelle que dans ce monde où les technologies sont aussi dominantes, la vigilance et la critique sont, dans un sens, un moyen de préserver mes libertés individuelles15.

Ces réflexions sur la surveillance et le contrôle me poursuivent, jusqu'à se manifester dans ma quête pour trouver une machine à écrire. Trouver un tel objet est quasiment impensable dans notre marché pollué. Internet, autrefois perçu comme un espace de liberté et de partage est devenu un outil de contrôle et d’asservissement. Toutes les publicités sont orientées et personnalisées dans l’unique sens de nous pousser à une consommation abusive. En naviguant sur un énième site de vente, je ne trouve qu’une abondance d’objets identiques, produits en masse et tout aussi éphémères les uns que les autres. Pour trouver le graal, je dois plonger dans des recoins plus sombres d’Internet, là où des objets uniques sont conservés. Je me rends sur Jami16, un ancien site d’échanges crypté, qui perdure à exister. Encore une fois, je respecte scrupuleusement mon protocole de sécurité avant de me connecter. Je tombe sur une annonce qui parle d’une machine à écrire. Il n’y a pas beaucoup d’informations, le vendeur est anonyme mais on peut le contacter via un forum privé. Nous discutons un moment et convenons d’une rencontre le lendemain dans un lieu sécurisé.

Ce soir-là, je me souviens que j’ai précieusement gardé un exemplaire de Typewriter Art : A Modern Anthology de Barrie Tullet17. Il y a à l’intérieur, tout un tas de compositions abstraites réalisées avec une machine à écrire. Cet ouvrage est précieux car il permet de garder une trace d’un art qui est aujourd’hui perdu. À une époque où les outils d’écriture commençaient à se dématérialiser, les pratiques créatives qui dépendaient de ces machines à écrire se sont progressivement éteintes. Pour Barrie Tullet, ces nouvelles technologies n’étaient pas suffisamment fiables ou pérennes. La machine à écrire incarnait une forme de stabilité et d’authenticité que les nouvelles technologies ne pouvaient pas lui offrir. Cette perspective souligne mon besoin de conserver des pratiques tangibles dans un monde où l’innovation technologique va trop vite et conduit à la disparition irrémédiable d’outils matériels uniques et de ces pratiques créatives associées. La Beat Generation, avec des figures comme Wiiliam S. Burroughs, Brion Gysin et Jack Kerouac, a utilisé la machine à écrire et les bandes magnétiques d’enregistrement pour expérimenter avec la forme et le contenu. En découpant des morceaux de texte et en les réorganisant, leur technique du cut-up permettait une grande liberté de ton et de création, en rupture avec les formes narratives inhérentes à cette époque. Par exemple, Jack Kerouac a écrit le roman Sur la route en 1957 sur un unique rouleau dactylographié à la machine à écrire.

Cet après-midi d’été, l’air est étouffant et l’orage menace. Je prends mon e-bike pour me rendre dans une petite ville en périphérie, là où l'adresse m'a été indiqué. C’est une zone moins contrôlée, les drones de surveillance ne sont pas aussi nombreux que dans le centre de la ville et les checkpoints sont moins fréquents. Arrivée à l’adresse, je suis frappée par le contraste entre la femme frêle que j’ai devant moi et son univers. Sa maison est remplie de reliques du passé : téléviseur cathodique, cassettes VHS, téléphone à cadran. Tout un univers qui semble s’être figé au siècle dernier. La femme m'accueille avec un sourire sincère, un sourire que je n’ai pas vu depuis longtemps. Elle prend un moment pour me raconter l’histoire de la machine. La machine appartient à son défunt mari, il l’utilisait pour son métier de secrétaire dans les années 1980. Ces machines ne sont plus produites depuis fort longtemps, elles ont disparu dans le gouffre infernal de l’obsolescence.

Quand je rentre, je m'empresse d’essayer la machine mais à mesure que j'appuie sur les touches, les lettres ne s'impriment plus. Le message CHECK PRINTER s’affiche sur le petit écran rétroéclairé de l’AX-25. Après avoir consulté la notice d’utilisation que la femme m’a précieusement remise, je m’aperçois que le problème vient du ruban encreur. À l’intérieur de cette notice, il y a de nombreux croquis présentant les différentes pièces et mécanismes de la machine. Mon grand-père m’a appris que les machines pouvaient se réparer. À son époque, il fallait parfois improviser et il réparait tout un tas de machines avec des pièces récupérées d’autres machines. Il étudiait précisément la machine pour la comprendre, et en dessiner tous ses mécanismes. Ce savoir se transmettait en ligne mais également au sein des fablabs. C’étaient des espaces ouverts au public où chacun pouvait venir concevoir, créer et réparer ces objets grâce au matériel qui était mis à disposition. L’entraide et l'échange de ressources constituaient l’essence même de ces espaces. Aujourd’hui ces lieux n’existent plus et la réparation est devenue un luxe inaccessible. Les machines actuelles sont conçues pour être jetables, ce qui est ironique dans un monde qui s'effondre écologiquement. Les Géants ont verrouillé à double tour leurs machines, ne laissant aucune chance à la restauration. L’AX-25 représente dans un sens une forme de puissance, elle possède encore cette possibilité d’être réparée et de perdurer dans le temps.

Face à ces situations, les pratiques Do It Yourself dont me parlait mon grand-père apparaissaient comme des solutions vitales. Elles remettaient en question nos modes de consommation passifs en encourageant chacun à réparer plutôt qu’à jeter. Ces pratiques alternatives étaient souvent organisées sur des plateformes ou sites comme Arduino18, KiCad19 ou itfix.com20. Par exemple, ifixit.com proposait des guides de réparation pour une multitude d’appareils. Arduino et KiCad étaient des outils encourageant chacun à développer des projets électroniques. Ces plateformes ouvraient la voie vers la liberté de créer sans contraintes, incitant tout le monde à s’approprier les technologies et participer activement à leur réinvention. Des espaces comme le Repair Café21 ou le Recyclism Hacklab22 illustraient parfaitement cette dynamique, en mettant en avant la collaboration et l'échange de compétences au sein d’une communauté. Ces fablabs mettaient souvent à disposition des ressources comme Getting Started with Arduino23 ou Getting Started with Raspberry Pi24, qui rendaient des informations techniques accessibles et transformaient des connaissances complexes en étapes claires et réalisables. Les pratiques DIY25 s’inscrivaient dans l’esprit du mouvement maker, un courant mettant en avant le fait d’être autonome technologiquement, c'est-à-dire être capable de comprendre, modifier et réparer sa technologie sans dépendre des fabricants. Camille Bosqué dans son ouvrage Open Design, Fabrication numérique et mouvement maker26 soutenait l’essor de ces pratiques et les examinait pour comprendre comment le mouvement maker, avec leur principe d’ouverture et de partage, redéfinissait les pratiques de production et d’innovation en rendant la technologie plus accessible.

Un autre exemple concret de ces pratiques DIY s’illustrait aussi dans le domaine de la conservation dans les musées. Autrefois, les ingénieurs du Centre Pompidou étaient impliqués dans la restauration d'œuvres d’art contemporain, ils utilisaient des techniques de fabrication numérique pour restaurer certaines pièces. Par exemple, l'œuvre Wing de 1970 de Lynda Benglis27 avait été restaurée par les ingénieurs du Centre Pompidou. Cette restauration avait nécessité des compétences spécifiques en impression 3D pour pouvoir créer des pièces de remplacement, s’adaptant parfaitement aux sculptures organiques de Lynda Benglis. La fabrication numérique jouait un rôle crucial dans le processus de préservation de l’art. Elle permettait de créer des pièces sur mesure, des supports ou même des éléments de remplacement pour réparer les œuvres. Ces compétences techniques pouvaient être apprises grâce aux ressources DIY qui étaient disponibles partout sur le web. L'accès à ces outils et ces ressources avaient permis non seulement de maintenir l’intégrité de l'œuvre, mais aussi de former une nouvelle génération de restaurateurs intégrant ces technologies modernes dans leurs pratiques de conservation.

Ce soir-là, je tombe sur un forum de discussion portant sur les machines à écrire. Une personne sous le pseudo de BKP980 a posté un message indiquant qu’elle possède des pièces détachées d’anciennes machines à écrire électroniques. Contrairement aux machines à écrire mécaniques qui, elles, fonctionnaient entièrement par action manuelle, la machine à écrire électronique fonctionnait avec une frappe motorisée, autrement dit chaque fois qu’on appuie sur une lettre, une impulsion électrique est envoyée pour activer la tête d’impression. Ces machines électroniques étaient plus précises et permettaient des fonctions suppplémentaires comme la correction, la mise en page ou le stockage de données dans une mémoire électronique.

J’ai attendu de nombreuses semaines avant d’avoir un signe de sa part. Il a fini par me répondre par la positive, il possède un modèle compatible avec l’AX-25, c’est une grande victoire à mes yeux. Après de longues journées d’attente, je reçois le ruban encreur tant convoité. La machine, elle-même est relativement intuitive et je pensais qu’avec mes connaissances acquises à ce stade, la tâche serait plutôt simple. L’AX-25, comme la plupart des machines de cette époque, utilise un système de cassette pour le ruban encreur. C’est une tâche plutôt délicate, la machine est rongée par le temps et l’ouvrir risque d'endommager, voire pire, de briser certains mécanismes ou connexions. Les mains tremblantes je m’apprête à opérer la machine : j’ouvre son capot pour dévoiler son anatomie, j’extrais délicatement la cassette, je greffe le nouveau ruban encreur et je referme. Je prends une profonde inspiration. L’instant de vérité est arrivé. J’appuie sur la lettre “Z”, le mécanisme retentit, la lettre s’imprime difficilement. Je recommence plusieurs fois pour enfin voir apparaître la lettre Z imprimée net sur le papier. Cette marque a un impact énorme, j’ai réussi à redonner sa fonction première à cette machine de plusieurs décennies. Écrire avec une machine comme celle-ci sur du papier est une sorte de résistance personnelle. Aucun algorithme, aucune intelligence artificielle ne peut convoiter mes mots. Ils m'appartiennent entièrement. Folle de joie, j’appuie de nouveau sur la lettre Z, encore et encore, de manière rapide et frénétique. Le bruit des touches résonne dans ma chambre à mesure que la feuille se remplit des lettres, qui se mélangent et deviennent une multitude d’éclairs qui s'assemblent dans une composition abstraite. J’ai mis un moment à m’apercevoir que j’avais utilisé toute l’encre de la machine. En prenant la feuille, j’ai une impression de déjà vu. Je me rends dans ma bibliothèque et me saisis du livre de Barrie Tullet, dont les pages montrent des compositions similaires à la mienne. Comme elles, ma composition frénétique ne dépend pas d’un serveur pour exister mais de la matérialité du papier et de l’encre, qui ne souffrent pas des affres de l’instabilité des nouvelles technologies.

Ce soir semble calme, la lueur de la nuit essaye timidement de transpercer l’épais nuage de pollution qui ne semble jamais disparaître au-dessus de la ville. Notre monde a changé, les villes ne sont plus aussi vertes qu’autrefois, un amas de béton a recouvert tous les derniers espaces vivants laissant place à une atmosphère froide et suffocante. Toutes les promesses d’un monde plus écologique ne sont qu’une amère désillusion. Les Géants ont détruit le monde pour le reconstruire à leur image. Il est important pour eux de contrôler tout ce qu’ils peuvent, au mépris de choix et décisions catastrophiques pour l’environnement. Les forêts tropicales, jadis poumons de la Terre, se sont éteintes pour laisser place à d’immenses mines d’extraction. Les mers sont devenues des décharges à ciel ouvert, saturées de plastiques et de composants électriques. Même l’air que nous respirons est devenu toxique, saturé de micro-particules émanant des datacenters qui tournent jour et nuit.

Affalée dans ma chaise de bureau, je suis accablée par la chaleur. Je viens de passer des heures à jouer en ligne, me perdant dans des mondes virtuels tridimensionnels qui me permettent, un instant, d'échapper à la triste réalité de ce monde en ruines. Cette réalité virtuelle me paraît si pure, si libre, en comparaison avec la dureté de mon quotidien qui est étouffé sous le poids des décisions destructrices des Géants. Pourtant, en y réfléchissant profondément, je réalise que cette liberté a un prix. Ces consoles modernes représentent l’apogée d’un nouveau système de dépendance. Dépendantes de leur production et de leur obsolescence programmée. Dépendantes d’une connexion Internet. Le cloud-gaming28 est devenu la norme, il exige une connexion constante aux serveurs. Grâce à cette connexion, les algorithmes de surveillance peuvent s’introduire pour récolter des données. Invisible et silencieuse, cette surveillance plane au-dessus de chaque action. Même dans l’illusion d’un monde parfait, la liberté dans le jeu n’est possible qu’au prix de cette dépendance invisible. Cette simple pensée me déprime.

Lasse de cette impasse technologique, je me lève, bien décidée, à faire autre chose de ma soirée. Mon appartement est un vrai bazar : des câbles traînent partout, des cartons s'empilent dans les coins les coins oubliés. Je me met à fouiller, histoire de faire un peu de tri. Parmi ces cartons poussiéreux, quelque chose attire mon regard. Là, au milieu des bibelots, se trouve une petite console rectangulaire d’une couleur bleu intense. C’est un miracle qu’elle soit encore là, qu’elle ait traversé toute ses années. La GameBoy Color29 était emblématique dès sa sortie en 1998, redécouvrir ce petit fragment de mon enfance est une lueur d’espoir.

Je m'assois de nouveau à mon bureau, la Game Boy entre les mains. Je tente de l’allumer mais rien ne se passe. En ouvrant le boîtier derrière la console, je découvre que les piles sont oxydées, rouillées par le temps. Heureusement, j’ai précieusement gardé des piles dans mon tiroir à l’époque où il était encore possible d’en acheter. Aujourd’hui ces piles sont devenues d'une rareté absolue, presque sacrées, car le lithium a entièrement disparu de la planète. Les dernières réserves ont été épuisées ces dernières années, victimes de l’exploitation acharnée par la Chine. Leur politique commerciale agressive a peu à peu dévoré toutes les ressources disponibles, signant l’arrêt de production des piles AA. Il y a une étrange satisfaction à savoir que cette extinction de lithium a aussi marqué la fin des horreurs qu’impliquent son extraction. Les Humains (enfants, adultes) ne meurent plus dans les mines, poussés par la soif insatiable des Géants. Mais ils sont aujourd’hui remplacés par d’autres victimes : celles et ceux qui travaillent dans les mines de cobalt, désormais nécessaires aux composants électroniques, perpétuant ce cycle de souffrance. Peut-être que ces petites batteries entre mes mains contiennent les dernières traces de lithium en circulation. La GameBoy ne symbolise plus seulement un souvenir d’enfance mais également une des dernières machines qui peut fonctionner sans se soucier d’une recharge constante ou d’une connexion perpétuelle à un réseau.

Après avoir nettoyé minutieusement l’intérieur du boîtier et remplacé les piles, la GameBoy s’allume. Le célèbre logo pixellisé apparaît sur l’écran. Prendre soin de cet objet me rappelle à quel point il est important d'entretenir ces objets pour qu’ils perdurent le plus longtemps possible. Sans soin, sans maintenance, tous ces objets auraient disparu30. Aujourd’hui, nos machines ne peuvent plus être sauvées, aucun entretien, aucune maintenance,même la plus basique, n’est possible. Une fois les batteries à plat, toute la machine doit être remplacée. Toute notion d’entretien a disparu de notre quotidien, nous habituant à un remplacement perpétuel de nos objets du quotidien, pour lesquels nous n’avons aucun attachement tant ceux-ci sont éphémères dans nos vies.

En insérant la cartouche du jeu Pokémon Crystal31 dans la console, je me heurte à un silence, restant figée face à un écran noir. La console est fonctionnelle mais la cartouche du jeu a succombé à l'épreuve du temps. Les batteries internes à la cartouche, qui permettent de sauvegarder la progression dans le jeu, se sont épuisées après des années, effaçant toutes les données. Le jeu est là mais son contenu, sa mémoire, a disparu. Restaurer la cartouche signifie remplacer ces batteries, mais au prix de perdre définitivement mes sauvegardes. Est-ce que je dois accepter de perdre une partie de mes propres souvenirs, stockés dans cette partie de la cartouche de jeu, pour restaurer le médium ? Ou est-ce préférable de conserver l’original, défectueux, comme une relique silencieuse du passé ?

J’essaye d’obtenir plus d’informations sur la GameBoy et ses moyens de conservation. Je tombe sur différents forums parlant de l’émulation. L’émulation permet de faire revivre des jeux sur d’anciennes consoles en recréant leur environnement d’origine. Cela permet de conserver les jeux qui, sinon, seraient inaccessibles en raison de la détérioration physique des cartouches et des consoles. Mais ce processus a des limites. Peut-on recréer fidèlement l’expérience du jeu conçu avec des technologies et des spécificités propre à une époque, sur une autre machine appartenant à un autre temps ? Si j'opte pour cette nouvelle solution, j’abandonne toutes les sensations de jouer sur ce médium précis. Certes, je pourrais retrouver les paysages pixelisés et la musique 8-bit, je serai tout aussi stimulée par les actions produites dans le jeu, mais la matérialité de la console manquera, comme utiliser ses pouces pour appuyer sur les boutons et de jouer sur un petit écran qui n’est pas rétro-éclairé ne seront pas restitués. Ces mêmes gestes qui aujourd’hui ne nous appartiennent plus, désormais protégés par une multitude de brevets déposés par les Géants font partie de leur propriété intellectuelle. Julien Prévieux avait vu juste, dans sa vidéo What Shall We Do Next? (Sequence #1), il imaginait tout un tas de gestes32 guidés par des technologies qui n’existaient même pas encore mais auquel leur usage et leur gestuelle était déjà défini.

Aujourd’hui la question de l’émulation n’a plus vraiment de sens. Pourquoi émuler un jeu sur une machine nouvelle, quand ces machines elles-mêmes sont vouées à disparaître à une vitesse folle, faute d’énergie, de ressources ou simplement de temps ? Tout comme ma machine à écrire, cette Game Boy est le signe qu’il existait, autrefois, une voie où les machines étaient faites pour durer, ou leur matérialité jouait un rôle essentiel dans notre interaction avec elles. En contemplant ma GameBoy, je réalise combien nos outils, omniprésents aujourd’hui, sont devenus des extensions de nous-mêmes. Nous ne dépendons plus seulement de leur matérialité mais aussi de leurs formes intangibles. Nos souvenirs, capturés par des dispositifs augmentés, perdent leur authenticité en raison des mises à jour constantes et d’une obsolescence programmée qui nous pousse à abandonner ce qui est précieux à nos yeux. Nos expériences, prédéfinies par des algorithmes invisibles, nous éloignent de la réalité. En 2002, Cory Arcangel, avec son œuvre Super Mario Clouds33, nous alertait déjà sur comment les technologies allaient altérer notre perception de l’authenticité.

Pendant des années, face à l'effondrement de la société, j’ai espéré en vain le retour des outils durables et plus authentiques, nécessitant peu d'énergie et étant capables de fonctionner des années sans laisser derrière eux une empreinte écologique démesurée. À cette lumière, la GameBoy paraît comme une leçon d'humilité. Elle n’est dépendante d’aucun algorithme. Ses matériaux ne sont pas invincibles mais sa longévité, son fonctionnement simple et peu gourmand en énergie sont des traits de son design que nous semblons avoir abandonnés dans une quête d’innovation à tout prix. Aujourd’hui, les machines sont remplacées du jour au lendemain, victimes d’un système de production poussant à une consommation effrénée. Les Géants, animés par une logique implacable de profits, ont orchestré l’obsolescence programmée34 de leurs produits et leurs systèmes les rendant toujours plus éphémères. Ce cycle incessant pousse à jeter et acheter des nouveaux produits sans cesse, créant une montagne de déchets condamnés à être détruits. Chaque innovation semble nous pousser davantage vers une dépendance absolue, où la seule solution serait de consommer encore et encore aux dépens des conséquences dramatiques que cela engendre.

Durant ma jeunesse, j’ai connu de nombreuses personnes qui se sont engagées dans la lutte contre le monopole totalitaire que nous subissons. Des hackers, des makers, des activistesweb, qui cherchaient à restaurer et modifier des systèmes anciens, dans un acte de rébellion face à l’uniformité imposée par les Géants. Ils s’opposaient à la course effrénée vers l’obsolescence, et tentaient de préserver ce qui pouvait encore l'être. Ces communautés alternatives étaient habitées par une passion commune : celle de redonner vie à des machines oubliées, rétablir des logiciels obsolètes et offrir à tous ceux qui le souhaitaient, un moyen de contourner les règles. Ils prônaient une société plus libre et transparente. Avec l'avènement d’Internet, les communautés open source se sont regroupées pour échanger leurs compétences, partager leurs idées et ainsi rendre la technologie accessible à tous. Ils rêvaient d’un monde où la technologie ne serait pas synonyme de contrôle mais d’émancipation. En faisant le choix de l’open source et du partage, ces artistes s’efforçaient de construire un avenir numérique plus transparent où la créativité et l’accessibilité prime sur l’obsolescence et le profit. Dans The Pirate Book, Nicolas Maigret explorait la lutte contre les monopoles technologiques et la préservation de la culture numérique face à l'uniformité des géants du secteur. Il présentait les hackers et les communautés open source comme des pirates qui œuvraient pour un accès équitable à la technologie et une émancipation collective, défiant ainsi les normes imposées par les industries dominantes.

Dans ce cadre, la lutte pour un accès libre à la technologie devenait une véritable quête pour la liberté, non seulement pour préserver le passé, mais aussi pour façonner un avenir où chacun est maître de son environnement numérique. Ces mouvements de création alternatifs ont fait émerger des festivals et des événements où les développeurs pouvaient partager leurs œuvres avec le public. Par exemple, Eniarof,un festival autour du thème de la fête foraine créé par l’artiste Antonin Fourneau35 en 2005. Cette initiative proposait aux participants de se réunir pour créer avec des matériaux recyclés et des équipements électroniques obsolètes. Eniarof incarnait un mouvement qui luttait pour un accès libre aux technologies et à l’art, encourageant les individus à reprendre le contrôle sur leurs outils et leurs démarches créatives.

Dans cette même dynamique, à l’époque, des hackers cherchaient à détourner la GameBoy de ces usages pour explorer de nouvelles formes d'expressions. L’artiste musicien Jankenpopp Jankenpopp36 utilisait la GameBoy pour en faire un instrument de musique, en détournant ses circuits et en utilisant des logiciels de chiptune comme LSDJ37. En combinant hacking (circuit bending) et musique, Jankenpopp composait des sons électroniques uniques à partir de la GameBoy. Cette approche ouvrait un champ d'exploration infini, enrichissant de manière significative ces deux domaines. Le chiptune, un style musical, était né de ces pratiques, il se caractérisait par l'utilisation de puces sonores de vieilles consoles pour produire des morceaux électroniques. C’était une manière de célébrer l’imperfection, le bug et les glitchs dans un esprit où les limites de la machine elle-même devenaient une source d'inspiration pour composer. En détournant la GameBoy, une console emblématique de la culture de masse, en un outil créatif, Jankenpopp remettait en question la manière dont la technologie est conçue et utilisée. Plutôt que d’accepter la GameBoy comme un simple appareil de loisir, des artistes comme Jankenpopp la réactivaient, l’inscrivaient dans une nouvelle dimension38.

Le hacking lui-même incarnait cette idée de résistance face aux normes établies par les Géants. Il ne s'agissait pas seulement de pirater mais de désassembler, comprendre et reconfigurer une machine virtuelle pour libérer son potentiel. Les hackers, souvent perçus comme des marginaux, rejetaient les systèmes fermés et les limitations imposées par les Géants. Grâce à leur talent en informatique, ils détenaient les codes permettant de détourner cette emprise. Le hacking était un acte de préservation et de liberté dans le domaine vidéoludique. Une partie des communautés des hackers se concentraient sur le hack des jeux qui avait connu un immense succès international et qui était profondément ancrés dans la culture médiatique. Parmi eux, se trouvait un hacker sous le pseudonyme de Koolboyman, il avait créé une version alternative de Pokémon Crystal qui s’appelait Pokémon Prism. On ne connaissait presque rien de Koolboyman mais une seule chose était sûre : il était passionné par le jeu vidéo et il n’était pas le seul. Le collectif Rainbow Devs39 l’avait aidé à développer ce projet. Pokemon Prism était un ROM hack40 proposant une extension au jeu original, il offrait de nouvelles quêtes, de nouveaux graphismes et proposait de nouvelles régions à explorer.

Après de longues recherches dans les archives numériques du dark net, je trouve enfin un lien de téléchargement du jeu Pokémon Prism. Les hackers étaient connus pour leur discrétion, ils savaient comment agir pour se protéger et contourner les algorithmes de surveillance. Ils parvenaient à rester anonymes et à archiver leurs œuvres dans les recoins du monde numérique, oscillant entre l'accessibilité et la sécurité. Paradoxalement, ces jeux hackés, souvent créés en réaction à la rigidité desGéants, étaient mieux conservés que leurs homologues commerciaux. Ce phénomène révélait l'importance cruciale de leur démarche pour la préservation du patrimoine vidéoludique. Alors que les grandes sociétés des Géants laissaient tomber des franchises entières au profit de nouveaux lancements, ces projets réalisés par des passionnés étaient minutieusement sauvegardés et entretenus. Les hackers comme Koolboyman n’étaient pas seulement des créateurs, ils étaient également des archivistes, des gardiens d’un mémoire vidéoludique qui aurait pu disparaître totalement dans l’oubli sans eux. Chloé Desmoineaux, une autre hacker, œuvrait à mettre en lumière ces pratiques marginalisées, elle a porté de nombreuses conférences et interventions pour encourager chacun à expérimenter à travers des alternatives low-tech et DIY. Chloé Desmoineaux avait compris le pouvoir qu’elle avait entre les mains, offrir des alternatives aux productions de masse des jeux vidéos était aussi un moyen de revendiquer les représentations genrées et les dynamiques de pouvoir inhérent au jeu vidéo. Avec le hacking et l’anonymat, cette frontière de l’identité était abolie comme si seule la création importait.

Après avoir minutieusement analysé le fichier source de téléchargement de Pokémon Prism, j’ai pu l’ouvrir. Pour pouvoir émuler Pokémon Prism sur ma GameBoy, il me faut trouver un linker “EZ-Flash”41. Ce dispositif me permet de télécharger un jeu sur une carte SD pour pouvoir ensuite le glisser dans une cartouche hackée qui est compatible avec la GameBoy. Les jeux émulés permettent de jouer sur la console d’origine, avec des données numériques récentes, modifiées grâce à l’accès au code source. Il s’agit donc d’une solution hybride, entre la préservation de la matérialité de la machine et l’utilisation d’un nouveau support pour tenter de remplacer la cartouche défaillante.

Après des recherches sur Internet, je trouve un contact qui parle de ce linker. Il parle d’une boutique d’antiquaires numériques qui se trouve au sud de la mégaville. Ces boutiques ne sont pas bien vues par le gouvernement, elles ferment tour à tour pour des raisons restant bien mystérieuses aux yeux du public. Officiellement ces échoppes sont accusées de vendre du matériel non conforme ou illégal, mais en réalité, leur existence répresente une menace pour le contrôle absolu des Géants. Ces cavernes d’Ali Baba regorgent d’objets électroniques en tout genre et de pièces détachées mais leur accès reste difficile. Ils sont souvent gardés secrets et ne possèdent pas d’adresse fixe. Les propriétaires prennent soin de protéger leurs activités en restant dans l’ombre, utilisant des codes, des messages cryptés et des lieux temporaires pour échapper à la surveillance des Géants. Seuls les initiés connaissent ces adresses et se chargent de les diffuser discrètement. J’ai fini par discuter avec l’un d’entre eux et obtenir l’adresse d’une boutique. Je me suis lancée à sa recherche. Sous un ciel orageux, j’arrive dans une ruelle étroite, où se trouve un bâtiment à la façade décrépie et aux fenêtres obstruées par des rideaux noirs. Après avoir tapé trois coups comme on me l’avait indiquée, un homme m’ouvre. À l’intérieur, c’est un vrai bazar. Des étagères croulent sous le poids des appareils électroniques et des pièces détachées. Chaque objet semble raconter une histoire, un vestige d’une époque où la technologie était plus humaine. Parmi tous ces trésors, se trouve une petite vitrine avec une EZ-Flash. Afin de ne laisser aucune trace de notre échange, nous privilégions le troc plutôt que la transaction financière. En échange de l’EZ-Flash je lui tends un récepteur de radio pour GameBoy42. Sur le chemin du retour, je tiens fermement la cartouche dans ma poche, consciente du secret précieux que je venais d’acquérir.

De retour chez moi, je prépare soigneusement l’EZ-Flash, transférant Pokémon Prism sur la carte SD avant de l’insérer dans la GameBoy. Je suis excitée à l’idée de faire revivre ce médium. Restaurer cette GameBoy n’est pas qu’une question technique, c’est une quête pour redonner un sens à ces machines et leurs œuvres, dans un monde où tout paraît vide et éphémère. Dans un monde où les Géants dominent les marchés de production, où l’obsolescence programmée régit nos appareils, réussir à assembler ces pièces pour faire revivre ma Game Boy est un acte de liberté. Mais dans ce processus, la limite entre la préservation et la transformation est devenue floue. L’émulation et la cartouche hackée me donnent les outils pour revivre ces souvenirs mais jamais dans leur forme originale. Ils sont comme des reflets déformés de ce qu’ils avaient été autrefois. Ce n’est plus le jeu de mon enfance, mais quelque chose de nouveau, né d’une créativité et de la passion d’une personne. Pokémon Prism ne se contente pas de restaurer le jeu mais il le transforme, le réinvente.

Hacker ma console m’a pris énormément de temps. Quand, au bout de plusieurs semaines de travail, j’ai fini par me retrouver face à l’écran d'accueil de Pokémon Prism, j’ai ressenti une profonde satisfaction. Certes, j’allais jouer au jeu, mais j’étais surtout fière de voir le résultat d’un travail de longue haleine, et j’en savourais pleinement le moment, il n’est pas commun de ressentir ce genre de plaisir quand tout autour de vous est instantané. Grâce à mes efforts, cet objet ainsi que ces jeux vidéos peuvent perdurer dans le temps. Quand je joue à Pokémon Prism, je ne vois pas le temps passer, revivant les heures passées à redécouvrir ces contrées virtuelles que j’ai découvert enfant. En proposant de nouvelles zones de jeu et de nouvelles quêtes à entreprendre, la version hackée de Pokémon a comme amplifié mon souvenir, l’a augmenté en incorporant de l’innovation dans la nostalgie.

Après avoir restauré la machine à écrire et la GameBoy, une envie insatiable me pousse à partager mon travail et mes connaissances. Je réfléchis à la meilleure manière de rendre accessible la documentation de mes projets, soigneusement construite, composée d’illustrations, de photographies, de plans techniques et de schémas électriques. En passant en revue les fichiers, mon regard s'arrête sur mon fond d’écran : une capture d’écran de l'œuvre map.jodi.org du collectif JODI43. Cette œuvre était précurseur du Net Art44, elle questionnait déjà la façon dont nous interagissons avec le web. C’était une manière de nous montrer que le web était aussi un espace de résistance, un lieu où on peut contourner les règles établies pour explorer de nouvelles manières de naviguer et d’interagir. Même si aujourd’hui toute forme de forme de résistance est abolie sur Internet, cette capture d’écran de faible qualité me donne espoir de retrouver un espace de liberté pour créer, partager, explorer. Et même si cet espace n’existe plus dans le paysage numérique actuel, j’étais déterminée à le reconstruire. Créer un lieu où, comme avant, je peux non seulement partager mais aussi inviter les autres à explorer, à détourner, à résister.

Pour cela, je m’appuie sur des sites qui avaient déjà existé à l’époque et qui préservaient ces pratiques DIY, comme Labomedia.org45 ou la Boîte à outils46. Ces plateformes permettaient à chacun de partager librement leurs projets, tutoriels, compétences sur divers logiciels, créant ainsi des espaces de partage et de collaboration. Ils offraient un vaste spectre de savoirs : de la réparation d’objets électroniques, au creative coding, jusqu’à des conseils pour la fabrication numérique. Ce modèle ouvert permettait à quiconque de contribuer à la circulation du savoir. Dans un sens, ce modèle était raccord avec les promesses du début d’Internet : une gigantesque toile de réseaux capable de connecter instantanément tout le monde, ayant pour même but de partager leurs savoirs et de se rendre actif à la construction du web. Des années se sont écoulées et cet idéal s’est vu peu à peu disparaître laissant place à un web où les utilisateurs sont devenus passifs, prisonniers de leurs écrans, consommant du contenu sans jamais vraiment pouvoir interagir ou participer à sa création.

À l’inverse, ces espaces libres, comme ceux de Labomedia, représentaient un modèle de web participatif et collaboratif où nous sommes les véritables acteurs, capables d’influencer, d’adapter et de réinventer l’environnement selon nos propres choix. Cette liberté de créer venait avant tout de la transparence : en dévoilant le code source des sites et des logiciels, cela permettait à chacun de comprendre son fonctionnement et d’y apporter des modifications. Par exemple, je me souviens que lorsque j’étais encore étudiante je travaillais avec des logiciels comme Processing. Processing avait été créé par des designers et pour des designers. Son fonctionnement n’avait de secret pour personne et tout le monde pouvait accéder au code source pour l’augmenter, expérimenter avec et partager ses prouesses, créant alors une multitude d’extensions et de librairies accessibles47. Parmi celles-ci, il y avait p5.js, créé en 2013 par Lauren McCarthy, une artiste et programmeuse informatique sino-américaine. Cette librairie est une réadaptation du code Java, devenu obsolète avec le temps, en Javascript et a permis de maintenir les fonctionnalités de Processing sur le web pendant des années.

>Aujourd’hui, accéder au code source d’un site semble être une idée déroutante tant le web est désormais verrouillé par les Géants. Si leurs secrets de fabrication étaient dévoilés, tout leur système économique s'effondrerait. Chacun serait capable de s’emparer de leurs sites, de leurs logiciels pour en créer des versions alternatives et les partager gratuitement et librement. De même pour leurs machines, si leurs architectures étaient partagées cela laisserait place à une possible réparation et réadaptation par les utilisateurs eux-mêmes. Chose inconcevable pour eux. Cette fermeture progressive a débuté avec le hardware, où les pratiques DIY sont devenues peu à peu impossibles. Ces communautés open source se sont donc tournées vers les softwares et le web pour construire leur nouveau terrain d’expérimentation. Mais ces pratiques alternatives se sont vues être rapidement censurées par les Géants, entraînant leurs pertes. Plus le web grandissait et devenait verrouillé, plus on en perdait son contenu. La question de l’archivage du web était devenue une question cruciale pour ne pas perdre ce patrimoine culturel. Mais en réalité cette mission était bien trop grande face à la quantité démesurée de données produites par le web, qui, de plus, se multipliait à chaque seconde. Dans cette spirale, beaucoup d'archives, d'œuvres témoignant de ces pratiques, ont été perdues comme par exemple l'œuvre d’Olia Lialina48 : My Boyfriend Came Back from the War, de 1996, qui explorait la narration interactive à travers les possibilités uniques du web des années 1990. Cette œuvre incarnait un moment où le web offrait un terrain d’expérimentation inégalé. My Boyfriend Came Back from the War proposait une nouvelle manière d’interagir avec cette technologie, le récit était composé comme une sorte de bande dessinée où les utilisateurs pouvaient interagir avec l’environnement en cliquant sur les différentes sections de la page pour dévoiler des nouvelles images, des fragments de texte et dialogues. Malheureusement cette œuvre utilisait des standards du web et des technologies de son époque. Avec les années, certains langages de programmation, balises HTML ont été modifiés et abandonnés rendant l'œuvre obsolète.

Des initiatives existaient autrefois pour tenter de restaurer ces œuvres numériques. À l’époque, Rhizome49 avait réussi à restaurer en partie l'œuvre d’Olia Lialina grâce à l'accès et la réadaptation du code source. Leur projet Artbase visait à conserver des œuvres du Net Art qui était menacée par l’instabilité du web. Cette initiative avait permis de faire revivre un court instant cette œuvre tombée dans l’oubli avant qu’elle ne disparaisse à jamais. C’était un acte de résistance de la part de Rhizome, la restauration de ce projet n’était pas uniquement une question de conservation technique : il s’agissait de préserver une mémoire collective des pratiques pionnières du web et de montrer que le web était un espace ouvert, où tout était encore à inventer.

Restaurer le site de la Labomedia est aussi une manière de trouver des solutions pour conserver et archiver durablement des pratiques alternatives, dans un environnement qui évolue à toute vitesse. Labomedia était un site alimenté par des communautés open source et je sais que certains fragments peuvent être précieusement sauvegardés dans les profondeurs du web ou sur des disques durs d’anciens contributeurs. J’essaye d’abord d’accéder à une ancienne version de Labomedia via le site WayBack Machine50. À l'époque, ce site était l’une des ressources les plus importantes pour la conservation d’Internet. Son objectif était de sauvegarder les versions antérieures des sites internet et de le rendre accessible à tous grâce à une timelapse. Mais WayBack Machine, comme toute solution de préservation, a ses limites. Le web est en constante mouvance et exige alors à ces plateformes de se réadapter constamment aux nouveaux langages des sites. Par exemple, le site WayBack Machine hébergeait certaines parties de site dépendantes de Flash pour afficher des animations ou des contenus interactifs. Cependant avec la disparition de Flash51 en 2020, des milliers de contenus ont disparu, entraînant une perte irrémédiable d’une partie de notre patrimoine numérique. Restaurer Labomedia, c’est aussi lutter contre cette érosion, en trouvant des moyens de préserver ces fragments de l’histoire des pratiques open source et DIY, avant qu’ils ne soient effacés à jamais.

Grâce à WaybackMachine, je réussis à récupérer quelques informations sur la structure et l’architecture du site mais il me faut encore comprendre comment on en faisait usage, ses objectifs, son fonctionnement. Je me lance alors dans une quête pour retrouver d’anciens contributeurs, qu’il s’agisse d'anciens membres qui avaient collaboré sur le site ou des administrateurs ayant conservé une archive du code source. Labomedia était à l’époque un espace collaboratif d’apprentissage, de partage d’idées, où la création et l’expérimentation étaient au cœur de son identité. Sans tous ses membres, Labomedia n'aurait tout simplement jamais existé. Pour poursuivre ma restauration, il ne suffit pas seulement de récupérer des fragments de code ou des éléments graphiques, je dois aussi chercher à renouer avec l’esprit même du site.

L'œuvre Lost and Found and Found du PAMAL52 souligne cette importance de la contextualisation des œuvres numériques. Ce projet était exposé lors de l’exposition Matter, Non-Matter, Anti Matter au ZKM53 en 2022. Cette exposition faisait écho à une exposition antérieure Les Immatériaux au Centre Pompidou Paris en 1985. Cette exposition mettait en lumière des œuvres qui, sans réadaptation ou réinterprétation, étaient menacées de disparaître à jamais. Lost and Found and Found était une installation composée de trois œuvres numériques obsolètes, réinterprétées et présentées sur des Minitels. Parmi ces œuvres, il y avait l’Objet Perdu de Jacques Elie Chabert et Camille Philibert, qui avait déjà été exposé lors de l’exposition Les Immatériaux. L’Objet Perdu était un roman conçu pour le Minitel, il permettait aux lecteurs de faire des choix qui modifiaient le cours de l'histoire. Avec la disparition du Minitel, le contenu et le format de l'œuvre étaient menacés de disparaître. Pour sauvegarder cette œuvre, les artistes du PAMAL ont dû non seulement réadapter et réinterpréter son format d’origine, mais aussi restaurer le support physique sur lequel il était initialement conçu. Cette démarche me rappelle que les œuvres numériques ne sont jamais dissociées de leur contexte de création, elles dépendent des technologies, des dynamiques sociales et des modes de communication de leur époque. La remise en contexte permet non seulement de conserver l'œuvre en elle-même, mais également de comprendre l’environnement dans lequel elle est née. Cela me rappelle que chaque œuvre numérique est intrinsèquement liée à son époque, à ses créateurs et à ses utilisateurs.

Ce processus de réinterprétation et de réadaptation rejoignait d'autres initiatives contemporaines visant à s'adapter à un environnement numérique en constante mutation. Par exemple, des mouvements comme le Slow Web54 proposaient une nouvelle approche du numérique, axée sur la durabilité, la lenteur, et une interaction plus humaine avec la technologie. Le Slow Web mettait en avant l'importance de prendre le temps d'interagir avec le contenu, de ralentir le rythme effréné de la production et de la consommation, afin de créer une relation plus réfléchie et pérenne avec notre environnement numérique.

Pour construire mon site, je compte tenir aussi des engagements viables durablement, en minimisant son empreinte environnementale. Le site Internet Low Tech Magazine55 utilisait une approche minimaliste non seulement dans la conception de son contenu, mais aussi dans l'infrastructure même de son site. Il fonctionnait par exemple à l'énergie solaire, avec un design à faible consommation d'énergie, des images compressées et une interface simplifiée. À l’époque, ce modèle nous redonnait un espoir, nous montrait qu’il pouvait exister une autre voie, celle d’un environnement numérique plus responsable. Ce modèle prouvait qu’il était encore possible de créer un site Internet en tenant compte des impératifs environnementaux. Cela rejoint le concept de permacomputing, qui prônait une informatique durable, basée sur l'économie des ressources, l'optimisation de la durée de vie des systèmes, et l’utilisation de technologies moins gourmandes en énergie. Ainsi, la conception de mon site suivra également ces principes écologiques, afin de s’inscrire dans une démarche durable, à la fois en termes d'impact environnemental et de conservation de l'information.

Une fois terminé, j’ai trouvé un moyen pour uploader le site sur le darkweb, à l’abri des regards des Géants. J’ignore si quelqu’un va tomber dessus et le reconnaître, et contribuer à en augmenter le contenu. Les jours puis les semaines passent jusqu’à ce que je reçoive un message crypté, notifiant que quelqu’un venait de se connecter. Folle de joie, je reçois peu de temps après un autre message, me félicitant pour mon travail et m’invitant à cliquer sur un lien. Ce lien redirige vers un site. Un temps incrédule je finis par reconnaître l'œuvre Wrong Browser56 de JODI. Je n’en crois pas mes yeux, cette œuvre était censée être disparue depuis au moins vingt ans depuis le Grand Crash, où près de 80% des serveurs mondiaux sont tombés en panne, provoquant d’immenses dégâts et occasionnant la plus grande perte de données numériques de l’histoire. Estomaquée par ce que je venai de voir, je navigue à travers les différentes pages du site. Dans un des onglets figure un journal de bord, des plans, des schémas, tout ce qui a permis de restaurer Wrong Browser. Je n’en reviens pas, en plus d’avoir produit un exploit, je revis un lien fort avec un inconnu autour du partage de nos expériences que je n’ai pas connu depuis des années.

Je me réveille ce matin par le bruit d’une notification de mon Iphone 93. Jusque-là rien d’anormal, je reçois tous les matins les mêmes comptes rendus de mon activité en ligne de la veille. Ce qui est inhabituel, c’est la deuxième, puis troisième, puis toute la série de bruits et vibrations qui suivent. Quelque chose de grave est en train de se passer, le monde numérique s’affole et me le fait savoir par ces bruits répétés. Hagarde, je me saisis de mon téléphone, ouvre les yeux pour que la reconnaissance faciale m’identifie, et regarde les notifications. Ma fatigue s’est vite estompée à mesure que mes yeux scannent les notifications et laisse place à de l’incrédulité : une panne mondiale est actuellement en cours, des rumeurs courent le bruit d’une attaque informatique de masse contre les datacenters mais aucune source fiable n’en parle pour le moment.

Quand je réalise la gravité de la situation, je sens une pointe d’inquiétude en moi : allons-nous revivre le Grand Crash? Ces incidents, dont la fréquence et l’intensité ne font qu’augmenter depuis les années 2020, font de plus en plus de dégâts à chaque occurrence. En 2042, suite à une énorme panne mondiale, des tonnes de gigaoctets renfermant souvenirs digitaux et œuvres numériques ont disparu à jamais. L’inquiétude laisse place à de la colère, cette nouvelle perte de données aurait pu, aurait dû être évitée, les solutions de préservation ont été mises sous silence par les Géants car non monétisables par eux. Leur arrogance et leur avarice vont provoquer une nouvelle perte historique de données.

Quelle ne fut pas ma surprise quand, quelques heures plus tard, le ton des informations a commencé à changer. Les nouvelles décrivant la progression de la panne laissent peu à peu la place à une vague de témoignages d’internautes, de personnes qui, en se filmant où en montrant leurs écrans, diffusent des images de ce qui aurait dû être perdu à jamais. Ils montrent également des boîtiers aux formes que je reconnais instantanément : des disques durs et des clés USB, fabriqués de toutes pièces par leurs auteurs.

Contournant les systèmes de sauvegarde décentralisés imposés par les Géants, ces gens se sont placés dans l'illégalité en se confectionnant des supports physiques indépendants du contrôle des méga corporations. L’ampleur des événements les a poussés à sortir de l’ombre et à partager leurs solutions, leurs alternatives à une situation intenable qui vient d’atteindre son point de rupture, faisant d’eux les lanceurs d’alerte de notre époque.

J’ai du mal à contenir ma joie, cette brèche dans la forteresse entrouvre une multitude de possibilités en termes de création, de réflexion et d’actions, auxquelles il me tarde de prendre part. Le DIY, l’open source et le permacomputing se sont montrés comme des espaces de création mais aussi des environnements où il était nécessaire de repenser notre manière de préserver ce que nous créons avec eux. Ce à quoi je me dédie depuis tant d’années allait prendre forme, passer de mains en mains, se transformer et s’améliorer dans un univers où presque tout est à repenser. Les gens allaient se retrouver, échanger et partager leurs connaissances, apportant au monde l’humanité dont il manque ces dernières décennies et, je l’espère, se défaire de l’influence des corporations. L’oscillation provoquée par la panne fait trembler les Géants, dont la domination jusque-là totale se montrait faillible, peut-être que cet évènement n’est que le premier d’une série qui amènera leur disparition et la création d’un système plus transparent et éthique.

1984

La Beat Generation

Cyberpunk

Cyberféministe

Net.art

Hacktivisme

Do It Yourself

`

Films


  • CRONENBERG David, eXistenZ, 1 h 36 min, 1999.
  • SCOTT Ridley, Blade Runner, 1 h 57 min, 1982.
  • SPIELBERG Steven, Minority Report, 2 h 25 min, 2002.
  • WACHOWSKI Lana et Lilly, Matrix, 2 h 16 min, 1999.

Documentaires / Vidéos



Revues


  • DONNOT Kevin, GAY Élise, MASURE Anthony, Back Office n°2 : Design graphique et pratiques numériques, Paris, Éditions B42, avril 2018.
  • ÉTAPES, étapes n°231 : jeux vidéo, Paris, Etapes Pyramid, mai 2016.

Ouvrages


  • BERNARD Yves, HOLY FIRE : art of the digital age, Bruxelles, fpEditions, 2008.
  • BOSQUÉ Camille, Open Design. Fabrication numérique et mouvement maker (it.), Paris, B42, 2021.
  • BRATTON Benjamin, Le Stack : Infrastructure, logique du design et souveraineté du calcul, Paris, UGA Éditions, 2019.
  • FOURMENTRAUX Jean-Paul, antiDATA : La désobéissance numérique, art et hacktivisme technocritique, Dijon, Les presses du réel, novembre 2020.
  • FOURNEAU Antonin, STANLEY Douglas Edric, BookNIAROF, Paris, 1980 Editions, mai 2017.
  • KINDRED DICK Philip, Ubik, Paris, 10/18 Domaine Etranger, 1999 (1969).
  • MAIGRET Nicolas, ROSZKOWSKA Maria, The Pirate Book, Ljubljana, Aksioma, 2015.
  • MANOVITCH Lev, Le langage des nouveaux médias, Paris, Les presses du réel, novembre 2010.
  • ORWELL Georges, 1984, Gallimard, mai 2020 (1949).
  • PREPOSTPRINT, Code X, Orléans, Éditions HYX, octobre 2017.
  • TULLETT Barrie, Typewritter Art : A Modern Anthology, Londres, Laurence King Publishing, mai 2014.
  • WALTER Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2011 (1935).

Écrits en ligne


Catalogues d’exposition


  • Coder le monde, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 2018.
  • Les Immatériaux, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 1985.

Podcasts


Sitographie


Merci


Tomek Jarolim pour son accompagnement tout au long de l'écriture de ce mémoire,

Caroline TRON-CARROZ pour ces nombreuses corrections,

Lucile Bataille pour ses précieux conseils en terme de mise en page,

Marie Rosier pour sa précieuse aide dans la dernière ligne droite,

Léo Girard pour son soutien infaillible,

Et enfin Julien Leresteux et Élie Bolard, mes maîtres de stage, pour leur implication dans l'augmentation de cet écrit.

Colophon

Conception graphique et mise en page : Suzie Roux

Polices de caractère :

Karla par Jonathan Pinhorn

Redaction par Forest Young et Jeremy Mickel

Papiers :

Couverture : Brunnen Papier Or 300g/m2

Metapaper Journal White 80g/m2

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Le poids
de la Machine
Suzie Roux
sous la direction de Tomek Jarolim
Mémoire de DNSEP
2024 / 2025
École Supérieure d'Art et de Communication de Cambrai

Nous sommes le soir du 13 juin 2060 et je suis assise dans mon canapé, plongée dans mes pensées. Je me souviens de la première fois où j’ai vu la publicité 1984 (page 1 à 4) pour le premier Macintosh1. Cette publicité à été réalisée en 1984 par Ridley Scott, son aspect cinématographique montre en quelques secondes un monde où les populations sont contrôlées et asservies, dominées par une technologie qui se présente sous la forme d’un écran géant. Cette publicité est une allusion claire au roman 19842 de George Orwell, et son esthétique n’est pas sans rappeler celle de films emblématiques comme Brazil (Terry Gilliam, 1985). La promesse de libération du nouveau Macintosh laissait entrevoir un avenir radieux pour le savoir humain. Bibliothèque numérique infinie, l’ordinateur selon Steve Jobs allait

changer la façon dont l’homme acquiert et partage le savoir en concentrant toutes les connaissances en une seule machine. Quelle ironie de constater que, quatre-vingt ans après, le futur créé par Apple est aux antipodes de ce qu’il promettait. Aujourd’hui, en 2064, les GAFAM (que l’on surnomme maintenant “les Géants”) ont la mainmise sur presque tous les aspects de la société : ils contrôlent l’information, la production et l’innovation, et ont supplanté les gouvernements qui, fragilisés par les nombreuses crises sociales et économiques, n’ont eu d’autre choix que de leur laisser la place, leur donnant tous les moyens pour s’accaparer encore plus de richesse au détriment des populations. Regroupés dans un conglomérat, les Géants exercent

leur contrôle au moyen d’intelligences artificielles surpuissantes et d’algorithmes tenus secrets qui s’immiscent dans toutes les machines, anéantissant toute forme de libertés individuelles. Les Géants contrôlent jusqu’à nos souvenirs : en accélérant l’obsolescence de leurs machines, ils apportent une nouveauté hasardeuse présentée comme le summum de l’innovation technologique. Il suffit de voir les conséquences de l’iPhone 93, qui se distingue de ses prédécesseurs en étant développé dans un langage informatique inédit, incompatible avec les autres, qui est devenu la nouvelle norme. On ne compte plus le nombre de données, d’archives et de souvenirs qui ont été perdus dans cette frénésie. J’ai toujours eu besoin d’avoir plus de libertés que celles qu’on m’impose, cela passe par le

détournement et, dans cette contre-culture, les pratiques DIY et open source sont l’essence de la création. Cela me permet, en plus de créer de façon débridée, de me concentrer sur la façon dont je sauvegarde et conserve mes créations. Si les outils d’aujourd’hui sont verrouillés, rendus inaccessibles par les Géants, je continue de m’infiltrer dans les objets électroniques qui ont miraculeusement traversé le temps. Je les répare, les réactive afin de mener à ma façon une révolte secrète et tangible contre le monde technologique cadenassé créé par les Géants. De nombreux artistes se sont inspirés des thèmes de la science-fiction pour mettre en lumière les tensions entre l’essor des nouvelles technologies et les atteintes à la liberté. Alain Damasio abordait ces thématiques, dans son livre La Vallée de Sillicium3, il est

question d'une vallée (inspirée de la Silicon Valley) où des technologies ont radicalement transformé les rapports humains, à tel point d’en avoir pris le dessus. Cet ouvrage questionne en profondeur la place de la technologie aujourd’hui entre promesses d’innovation et dérives potentielles. Pour appuyer ma réflexion, d’autres auteurs m’ont inspiré cette direction dystopique : Philip K. Dick et notamment son ouvrage Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?4 m’ont inspiré pour son exploration des réalités parallèles et des manipulations psychologiques liés aux dérives technologiques. Ce livre a lui-même inspiré le film Blade Runner (1982) de Ridley Scott. Ces thématiques futuristes s'adaptent particulièrement bien à l'univers cinématographique, le film The Matrix (1999) des soeurs

Wachowski et le film Ghost in the Shell (1995) de Mamoru Oshii mettent en scène des personnes qui cherchent à s'échapper du contrôle omniprésent dans des mondes où la frontière entre réalité et virtuel n’existe quasiment plus. Pour finir, William Gibson avec son roman Neuromancien5 qui introduit le concept de cyber-espace bien avant qu’Internet existe.

Cette nuit de fin d'été, la chaleur s'est atténuée, mais l'air reste lourd, chargé de cette moiteur presque suffocante. Les fenêtres grandes ouvertes de mon petit appartement laissent entrer les derniers murmures de la ville endormie. Au loin, sur des kilomètres, s’étendent les datacenters, ces énormes centres qui contiennent une quantité folle de données numériques. Ils sont toujours plus nombreux et demandent toujours plus de matières premières, extraites dans des conditions catastrophiques. La consommation énergétique des datacenters a atteint des niveaux insoutenables entraînant une crise climatique sans précédent. Ce qui a commencé comme une prouesse de modernité et d'efficacité s’est transformé en un cauchemar écologique. Les Géants, en quête de pouvoir et de domination, ont pris le contrôle

des données, effaçant peu à peu les frontières entre liberté individuelle et surveillance omniprésente. Les petites entreprises, autrefois autonomes, ont été absorbées par ces colosses, devenant à leur tour des rouages dans un système opaque et centralisé. Les Géants exercent une pression énorme sur la société, rendant chacun dépendants de leurs infrastructures. Toute tentative de contestation est impensable.

Ce soir-là, je suis assise à mon bureau derrière mon ordinateur biométrique à scruter les dernières informations. Hypnotisée par mon écran, je défile les pages sans but, orientée par les désirs de l’intelligence artificielle intégrée à mon ordinateur. Les nouvelles sont toujours plus déprimantes et délirantes chaque

jour : émeutes orchestrées par des algorithmes, pandémies numériques, intelligences artificielles rebelles. Je ne sais plus discerner le vrai du faux, noyée dans ce monde de deep fakes et de fake news. Dans les années 2020, bien des artistes comme Xander Zhou avaient tenté de mettre en lumière les dérives que de telles pratiques (pourtant à leur balbutiements) pouvaient occasionner, mais ni les œuvres d’art, ni les mises en garde des lanceurs d’alerte n’ont pu empêcher ce désastre. Dans les années 2030, il n’était pas rare de croiser des personnes vêtues d’ensembles ou de masques aux motifs géométriques permettant de déjouer les systèmes de reconnaissance des intelligences artificielles. En 2010, Adam Harvey avait inspiré cette tendance avec son oeuvre CV Dazzle (page 5 à 8), une collection de

maquillages et coiffures ayant pour but de déformer les traits du visage pour tromper les systèmes de reconnaissance faciale. Cette idée n’était pas nouvelle et le nom de l’oeuvre d’Adam Harvey y faisait référence ; lors de la Première Guerre Mondiale, les navires de la flotte britannique arboraient le Dazzle Painting (page 9 à 11) : des fresques géométriques ayant pour but de casser les traits du navire et le rendre difficilement perceptible par l’ennemi. Ces pratiques se sont aujourd’hui perdues car les systèmes de surveillance se sont immiscés bien au-delà des espaces publics. Xander Zhou l'avait prédit avec sa collection Pro A.I Volution (page 12 à 14). Au fil du défilé se dévoilait une série d’extensions du corps prenant toujours davantage le contrôle sur les corps des mannequins jusqu’à totalement les

métamorphoser en entités humanoïdes. La frontière entre l’humain et la machine s’était doucement éteinte au fil des années. Des chercheurs comme Anthony Masure7 écrit en 2023, Anthony réfléchissait sur ce que signifiait être créateur dans un monde où la machine pouvait imiter le processus créatif humain. Déjà à l’époque, Anthony Masure avait perçu que les intelligences artificielles allaient imposer des valeurs dominantes et réductrices, influencées par des biais masculins et occidentaux, compromettant alors l’originalité et la diversité

des œuvres numériques. Cette réflexion était devenue cruciale pour comprendre comment l’art numérique, en tant qu’expression personnelle, s’était transformé en un terrain standardisé et fermé.

Face à un monde où la création est dictée et contrôlée, je veux retrouver cette liberté de créer sans algorithme que nous avons perdu. À côté de moi se trouve une machine qui, elle, est libre, sans aucune domination, aucun contrôle. C’est une machine à écrire électronique achetée il y a quelques jours, je suis dans l’attente d’une réponse pour pouvoir poursuivre sa restauration.

Depuis quelques mois, j’essaye d’esquiver les radars et les contrôles sur Internet à la recherche d’une machine à écrire.

J'utilise un vieil ordinateur, une antiquité, mais qui n’est pas relié aux réseaux modernes. Cet ordinateur fonctionne sous un système d’exploitation Linux8, il me garantit une forme d’anonymat et de liberté. Pas d'intelligences artificielles intrusives, ni de mise à jour forcée, ni de puces biométriques qui surveillent tous mes faits et gestes. Chaque session que j’ouvre sur Internet passe par un protocole de protection stricte : VPN, chiffrement de bout en bout, bloqueurs de traceurs, obfuscation des données. Ces méthodes me permettent de me protéger contre le profilage numérique, le traçage ou même le piratage.

Je me souviens de l’édition Afterglow9 du festival berlinois Art Hack Day10 en 2014. Cette édition particulière, dédiée à la

surveillance numérique et à l’impact des révélations d’Edward Snowden11, se déroulait dans un contexte où la méfiance envers les gouvernements et leurs systèmes de surveillance s’intensifiait. Les révélations de Snowden avaient secoué le monde entier, exposant des programmes comme PRISM12, capable de s’infiltrer dans des systèmes privés et publics. Ces logiciels espions, employés par des agences comme la NSA3 permettaient l'accès à des informations personnelles et confidentielles, au mépris total des libertés individuelles. Les œuvres présentées à AfterGlow mettaient en lumière les tensions entre le désir de sécurité et la perte de liberté personnelle, un équilibre constamment remis en question. Parmi ces oeuvres, il y avait l’oeuvre PRISM : The Beacon Frame (2013), des artistes de

Critical Engineering (page 16 à 23) : Julian Oliver et Danja Vasiliev14. En utilisant les mêmes méthodes que les gouvernements pour intercepter des communications, les artistes avaient piraté les téléphones des visiteurs, qui recevaient des SMS intrusifs. Cette provocation directe confrontait le public à la réalité des méthodes de surveillance. Cependant, l'œuvre avait dû être désactivée après des plaintes et des menaces de signalement, illustrant déjà les difficultés à débattre sur la surveillance de masse et le contrôle invisible.

Alors que les systèmes de surveillance progressaient, ils devenaient toujours plus invisibles, opérant dans l’ombre et rendant leur fonctionnement quasiment impossible à percevoir. Ces

algorithmes se cachent derrière des interfaces lissées, façonnées par les Géants, qui nous font presque oublier leur implication. Durant des années, l'art numérique a été un tremplin pour mettre en lumière ces processus silencieux, pour les contester et exiger un retour à une transparence. Malgré leurs engagements, le contrôle des Géants est devenu trop lourd et chaque forme d’art, chaque forme de contestation est censurée avant même d’être diffusée. Chaque nouvelle réalisation doit désormais passer devant la "Commission des Arts Autorisés”, une organisation censée préserver le patrimoine culturel. Mais en réalité cette commission censure toute œuvre qui peut mener à comprendre et à contester les mécanismes de surveillance et de contrôle. Afterglow me rappelle que dans ce monde où les

technologies sont aussi dominantes, la vigilance et la critique sont, dans un sens, un moyen de préserver mes libertés individuelles15.

Ces réflexions sur la surveillance et le contrôle me poursuivent, jusqu'à se manifester dans ma quête pour trouver une machine à écrire. Trouver un tel objet est quasiment impensable dans notre marché pollué. Internet, autrefois perçu comme un espace de liberté et de partage est devenu un outil de contrôle et d’asservissement. Toutes les publicités sont orientées et personnalisées dans l’unique sens de nous pousser à une consommation abusive. En naviguant sur un énième site de vente, je ne trouve qu’une abondance d’objets identiques, produits en masse et tout aussi éphémères les uns que les autres. Pour

trouver le graal, je dois plonger dans des recoins plus sombres d’Internet, là où des objets uniques sont conservés. Je me rends sur Jami16, un ancien site d’échanges crypté, qui perdure à exister. Encore une fois, je respecte scrupuleusement mon protocole de sécurité avant de me connecter. Je tombe sur une annonce qui parle d’une machine à écrire. Il n’y a pas beaucoup d’informations, le vendeur est anonyme mais on peut le contacter via un forum privé. Nous discutons un moment et convenons d’une rencontre le lendemain dans un lieu sécurisé.

Ce soir-là, je me souviens avoir précieusement gardé un exemplaire de Typewriter Art : A Modern Anthology (page 24 à 29) de Barrie Tullet17. Il y a à l’intérieur, tout un tas de compositions

abstraites réalisées avec une machine à écrire. Cet ouvrage est précieux car il permet de garder une trace d’un art qui est aujourd’hui perdu. À une époque où les outils d’écriture commençaient à se dématérialiser, les pratiques créatives qui dépendaient de ces machines à écrire se sont progressivement éteintes. Pour Barrie Tullet, ces nouvelles technologies n’étaient pas suffisamment fiables ou pérennes. La machine à écrire incarnait une forme de stabilité et d’authenticité que les nouvelles technologies ne pouvaient pas lui offrir. Cette perspective souligne mon besoin de conserver des pratiques tangibles dans un monde où l’innovation technologique va trop vite et conduit à la disparition irrémédiable d’outils matériels uniques et de ces pratiques créatives associées. La Beat Generation, avec des

figures comme Wiiliam S. Burroughs, Brion Gysin et Jack Kerouac, a utilisé la machine à écrire et les bandes magnétiques d’enregistrement pour expérimenter avec la forme et le contenu. En découpant des morceaux de texte et en les réorganisant, leur technique du cut-up permettait une grande liberté de ton et de création, en rupture avec les formes narratives inhérentes à cette époque. Par exemple, Jack Kerouac a écrit le roman Sur la route (page 30) en 1957 sur un unique rouleau dactylographié à la machine à écrire.

Cet après-midi d’été, l’air est étouffant et l’orage menace. Je prends mon e-bike pour me rendre dans une petite ville en périphérie, là où l'adresse m'a été indiqué. C’est une zone moins

contrôlée, les drones de surveillance ne sont pas aussi nombreux que dans le centre de la ville et les checkpoints sont moins fréquents. Arrivée à l’adresse, je suis frappée par le contraste entre la femme frêle que j’ai devant moi et son univers. Sa maison est remplie de reliques du passé : téléviseur cathodique, cassettes VHS, téléphone à cadran. Tout un univers qui semble s’être figé au siècle dernier. La femme m'accueille avec un sourire sincère, un sourire que je n’ai pas vu depuis longtemps. Elle prend un moment pour me raconter l’histoire de la machine. La machine appartient à son défunt mari, il l’utilisait pour son métier de secrétaire dans les années 1980. Ces machines ne sont plus produites depuis fort longtemps, elles ont disparu dans le gouffre infernal de l’obsolescence.

Quand je rentre, je m'empresse d’essayer la machine mais à mesure que j'appuie sur les touches, les lettres ne s'impriment plus. Le message CHECK PRINTER s’affiche sur le petit écran rétroéclairé de l’AX-25. Après avoir consulté la notice d’utilisation que la femme m’a précieusement remise, je m’aperçois que le problème vient du ruban encreur. À l’intérieur de cette notice, il y a de nombreux croquis présentant les différentes pièces et mécanismes de la machine. Mon grand-père m’a appris que les machines pouvaient se réparer. À son époque, il fallait parfois improviser et il réparait tout un tas de machines avec des pièces récupérées d’autres machines. Il étudiait précisément la machine pour la comprendre, et en dessiner tous ses mécanismes. Ce savoir se transmettait en ligne mais également au

sein des fablabs. C’étaient des espaces ouverts au public où chacun pouvait venir concevoir, créer et réparer ces objets grâce au matériel qui était mis à disposition. L’entraide et l'échange de ressources constituaient l’essence même de ces espaces. Aujourd’hui ces lieux n’existent plus et la réparation est devenue un luxe inaccessible. Les machines actuelles sont conçues pour être jetables, ce qui est ironique dans un monde qui s'effondre écologiquement. Les Géants ont verrouillé à double tour leurs machines, ne laissant aucune chance à la restauration. L’AX-25 représente dans un sens une forme de puissance, elle possède encore cette possibilité d’être réparée et de perdurer dans le temps.

Face à ces situations, les pratiques Do It Yourself dont me parlait mon grand-père apparaissaient comme des solutions vitales. Elles remettaient en question nos modes de consommation passifs en encourageant chacun à réparer plutôt qu’à jeter. Ces pratiques alternatives étaient souvent organisées sur des plateformes ou sites comme Arduino18, KiCad19 ou itfix.com20. Par exemple, ifixit.com proposait des guides de réparation pour une multitude d’appareils. Arduino et KiCad étaient des outils encourageant chacun à développer des projets électroniques. Ces plateformes ouvraient la voie vers la liberté de créer sans contraintes, incitant tout le monde à s’approprier les technologies et participer activement à leur réinvention. Des espaces comme le Repair Café21 ou le Recyclism Hacklab (page 31 et 32)22

illustraient parfaitement cette dynamique, en mettant en avant la collaboration et l'échange de compétences au sein d’une communauté. Ces fablabs mettaient souvent à disposition des ressources comme Getting Started with Arduino23 ou Getting Started with Raspberry Pi24, qui rendaient des informations techniques accessibles et transformaient des connaissances complexes en étapes claires et réalisables. Les pratiques DIY25 s’inscrivaient dans l’esprit du mouvement maker, un courant mettant en avant le fait d’être autonome technologiquement, c'est-à-dire être capable de comprendre, modifier et réparer sa technologie sans dépendre des fabricants. Camille Bosqué dans son ouvrage Open Design, Fabrication numérique et mouvement maker26 soutenait l’essor de ces pratiques et les examinait pour

comprendre comment le mouvement maker, avec leur principe d’ouverture et de partage, redéfinissait les pratiques de production et d’innovation en rendant la technologie plus accessible.

Un autre exemple concret de ces pratiques DIY s’illustrait aussi dans le domaine de la conservation dans les musées. Autrefois, les ingénieurs du Centre Pompidou étaient impliqués dans la restauration d'œuvres d’art contemporain, ils utilisaient des techniques de fabrication numérique pour restaurer certaines pièces. Par exemple, l'œuvre Wing (page 33) de 1970 de Lynda Benglis27 avait été restaurée par les ingénieurs du Centre Pompidou. Cette restauration avait nécessité des compétences spécifiques en impression 3D pour pouvoir créer des pièces de

remplacement, s’adaptant parfaitement aux sculptures organiques de Lynda Benglis. La fabrication numérique jouait un rôle crucial dans le processus de préservation de l’art. Elle permettait de créer des pièces sur mesure, des supports ou même des éléments de remplacement pour réparer les œuvres. Ces compétences techniques pouvaient être apprises grâce aux ressources DIY qui étaient disponibles partout sur le web. L'accès à ces outils et ces ressources avaient permis non seulement de maintenir l’intégrité de l'œuvre, mais aussi de former une nouvelle génération de restaurateurs intégrant ces technologies modernes dans leurs pratiques de conservation.

Ce soir-là, je tombe sur un forum de discussion portant sur les machines à écrire. Une personne sous le pseudo de BKP980 a posté un message indiquant qu’elle possède des pièces détachées d’anciennes machines à écrire électroniques. Contrairement aux machines à écrire mécaniques qui, elles, fonctionnaient entièrement par action manuelle, la machine à écrire électronique fonctionnait avec une frappe motorisée, autrement dit chaque fois qu’on appuie sur une lettre, une impulsion électrique est envoyée pour activer la tête d’impression. Ces machines électroniques étaient plus précises et permettaient des fonctions suppplémentaires comme la correction, la mise en page ou le stockage de données dans une mémoire électronique.

J’ai attendu de nombreuses semaines avant d’avoir un signe de sa part. Il a fini par me répondre par la positive, il possède un modèle compatible avec l’AX-25, c’est une grande victoire à mes yeux. Après de longues journées d’attente, je reçois le ruban encreur tant convoité. La machine, elle-même est relativement intuitive et je pensais qu’avec mes connaissances acquises à ce stade, la tâche serait plutôt simple. L’AX-25, comme la plupart des machines de cette époque, utilise un système de cassette pour le ruban encreur. C’est une tâche plutôt délicate, la machine est rongée par le temps et l’ouvrir risque d'endommager, voire pire, de briser certains mécanismes ou connexions. Les mains tremblantes je m’apprête à opérer la machine : j’ouvre son capot pour dévoiler son anatomie, j’extrais délicatement la

cassette, je greffe le nouveau ruban encreur et je referme. Je prends une profonde inspiration. L’instant de vérité est arrivé. J’appuie sur la lettre “Z”, le mécanisme retentit, la lettre s’imprime difficilement. Je recommence plusieurs fois pour enfin voir apparaître la lettre Z imprimée net sur le papier. Cette marque a un impact énorme, j’ai réussi à redonner sa fonction première à cette machine de plusieurs décennies. Écrire avec une machine comme celle-ci sur du papier est une sorte de résistance personnelle. Aucun algorithme, aucune intelligence artificielle ne peut convoiter mes mots. Ils m'appartiennent entièrement. Folle de joie, j’appuie de nouveau sur la lettre Z, encore et encore, de manière rapide et frénétique. Le bruit des touches résonne dans ma chambre à mesure que la feuille se

remplit des lettres, qui se mélangent et deviennent une multitude d’éclairs qui s'assemblent dans une composition abstraite. J’ai mis un moment à m’apercevoir que j’avais utilisé toute l’encre de la machine. En prenant la feuille, j’ai une impression de déjà vu. Je me rends dans ma bibliothèque et me saisis du livre de Barrie Tullet, dont les pages montrent des compositions similaires à la mienne. Comme elles, ma composition frénétique ne dépend pas d’un serveur pour exister mais de la matérialité du papier et de l’encre, qui ne souffrent pas des affres de l’instabilité des nouvelles technologies.

Ce soir semble calme, la lueur de la nuit essaye timidement de transpercer l’épais nuage de pollution qui ne semble jamais disparaître au-dessus de la ville. Notre monde a changé, les villes ne sont plus aussi vertes qu’autrefois, un amas de béton a recouvert tous les derniers espaces vivants laissant place à une atmosphère froide et suffocante. Toutes les promesses d’un monde plus écologique ne sont qu’une amère désillusion. Les Géants ont détruit le monde pour le reconstruire à leur image. Il est important pour eux de contrôler tout ce qu’ils peuvent, au mépris de choix et décisions catastrophiques pour l’environnement. Les forêts tropicales, jadis poumons de la Terre, se sont éteintes pour laisser place à d’immenses mines d’extraction. Les mers sont devenues des décharges à ciel ouvert, saturées

de plastiques et de composants électriques. Même l’air que nous respirons est devenu toxique, saturé de micro-particules émanant des datacenters qui tournent jour et nuit.

Affalée dans ma chaise de bureau, je suis accablée par la chaleur. Je viens de passer des heures à jouer en ligne, me perdant dans des mondes virtuels tridimensionnels qui me permettent, un instant, d'échapper à la triste réalité de ce monde en ruines. Cette réalité virtuelle me paraît si pure, si libre, en comparaison avec la dureté de mon quotidien qui est étouffé sous le poids des décisions destructrices des Géants. Pourtant, en y réfléchissant profondément, je réalise que cette liberté a un prix. Ces consoles modernes représentent l’apogée d’un nouveau système

de dépendance. Dépendantes de leur production et de leur obsolescence programmée. Dépendantes d’une connexion Internet. Le cloud-gaming28 est devenu la norme, il exige une connexion constante aux serveurs. Grâce à cette connexion, les algorithmes de surveillance peuvent s’introduire pour récolter des données. Invisible et silencieuse, cette surveillance plane au-dessus de chaque action. Même dans l’illusion d’un monde parfait, la liberté dans le jeu n’est possible qu’au prix de cette dépendance invisible. Cette simple pensée me déprime.

Lasse de cette impasse technologique, je me lève, bien décidée, à faire autre chose de ma soirée. Mon appartement est un vrai bazar : des câbles traînent partout, des cartons s'empilent dans

les coins oubliés. Je me met à fouiller, histoire de faire un peu de tri. Parmi ces cartons poussiéreux, quelque chose attire mon regard. Là, au milieu des bibelots, se trouve une petite console rectangulaire d’une couleur bleu intense. C’est un miracle qu’elle soit encore là, qu’elle ait traversé toute ses années. La GameBoy Color29 était emblématique dès sa sortie en 1998, redécouvrir ce petit fragment de mon enfance est une lueur d’espoir.

Je m'assois de nouveau à mon bureau, la Game Boy entre les mains. Je tente de l’allumer mais rien ne se passe. En ouvrant le boîtier derrière la console, je découvre que les piles sont oxydées, rouillées par le temps. Heureusement, j’ai précieusement gardé des piles dans mon tiroir à l’époque où il était encore

possible d’en acheter. Aujourd’hui ces piles sont devenues d'une rareté absolue, presque sacrées, car le lithium a entièrement disparu de la planète. Les dernières réserves ont été épuisées ces dernières années, victimes de l’exploitation acharnée par la Chine. Leur politique commerciale agressive a peu à peu dévoré toutes les ressources disponibles, signant l’arrêt de production des piles AA. Il y a une étrange satisfaction à savoir que cette extinction de lithium a aussi marqué la fin des horreurs qu’impliquent son extraction. Les Humains (enfants, adultes) ne meurent plus dans les mines, poussés par la soif insatiable des Géants. Mais ils sont aujourd’hui remplacés par d’autres victimes : celles et ceux qui travaillent dans les mines de cobalt, désormais nécessaires aux composants électroniques, perpétuant ce cycle de souffrance. Peut-être que ces petites batteries

entre mes mains contiennent les dernières traces de lithium en circulation. La GameBoy ne symbolise plus seulement un souvenir d’enfance mais également une des dernières machines qui peut fonctionner sans se soucier d’une recharge constante ou d’une connexion perpétuelle à un réseau.

Après avoir nettoyé minutieusement l’intérieur du boîtier et remplacé les piles, la GameBoy s’allume. Le célèbre logo pixellisé apparaît sur l’écran. Prendre soin de cet objet me rappelle à quel point il est important d'entretenir ces objets pour qu’ils perdurent le plus longtemps possible. Sans soin, sans maintenance, tous ces objets auraient disparu30. Aujourd’hui, nos machines ne peuvent plus être sauvées, aucun entretien, aucune maintenance,

même la plus basique, n’est possible. Une fois les batteries à plat, toute la machine doit être remplacée. Toute notion d’entretien a disparu de notre quotidien, nous habituant à un remplacement perpétuel de nos objets du quotidien, pour lesquels nous n’avons aucun attachement tant ceux-ci sont éphémères dans nos vies.

En insérant la cartouche du jeu Pokémon Crystal31 dans la console, je me heurte à un silence, restant figée face à un écran noir. La console est fonctionnelle mais la cartouche du jeu a succombé à l'épreuve du temps. Les batteries internes à la cartouche, qui permettent de sauvegarder la progression dans le jeu, se sont épuisées après des années, effaçant toutes les données. Le jeu est là mais son contenu, sa mémoire, a disparu.

Restaurer la cartouche signifie remplacer ces batteries, mais au prix de perdre définitivement mes sauvegardes. Est-ce que je dois accepter de perdre une partie de mes propres souvenirs, stockés dans cette partie de la cartouche de jeu, pour restaurer le médium ? Ou est-ce préférable de conserver l’original, défectueux, comme une relique silencieuse du passé ?
J’essaye d’obtenir plus d’informations sur la GameBoy et ses moyens de conservation. Je tombe sur différents forums parlant de l’émulation. L’émulation permet de faire revivre des jeux sur d’anciennes consoles en recréant leur environnement d’origine. Cela permet de conserver les jeux qui, sinon, seraient inaccessibles en raison de la détérioration physique des cartouches et des consoles. Mais ce processus a des limites. Peut-on recréer

fidèlement l’expérience du jeu conçu avec des technologies et des spécificités propre à une époque, sur une autre machine appartenant à un autre temps ? Si j'opte pour cette nouvelle solution, j’abandonne toutes les sensations de jouer sur ce médium précis. Certes, je pourrais retrouver les paysages pixelisés et la musique 8-bit, je serai tout aussi stimulée par les actions produites dans le jeu, mais la matérialité de la console manquera, comme utiliser ses pouces pour appuyer sur les boutons et de jouer sur un petit écran qui n’est pas rétro-éclairé ne seront pas restitués. Ces mêmes gestes qui aujourd’hui ne nous appartiennent plus, désormais protégés par une multitude de brevets déposés par les Géants font partie de leur propriété intellectuelle. Julien Prévieux avait vu juste, dans sa vidéo

What Shall We Do Next? (Sequence #1) (page 34), il imaginait tout un tas de gestes32 guidés par des technologies qui n’existaient même pas encore mais auquel leur usage et leur gestuelle était déjà défini.

Aujourd’hui la question de l’émulation n’a plus vraiment de sens. Pourquoi émuler un jeu sur une machine nouvelle, quand ces machines elles-mêmes sont vouées à disparaître à une vitesse folle, faute d’énergie, de ressources ou simplement de temps ? Tout comme ma machine à écrire, cette Game Boy est le signe qu’il existait, autrefois, une voie où les machines étaient faites pour durer, ou leur matérialité jouait un rôle essentiel dans notre interaction avec elles. En contemplant ma GameBoy,

je réalise combien nos outils, omniprésents aujourd’hui, sont devenus des extensions de nous-mêmes. Nous ne dépendons plus seulement de leur matérialité mais aussi de leurs formes intangibles. Nos souvenirs, capturés par des dispositifs augmentés, perdent leur authenticité en raison des mises à jour constantes et d’une obsolescence programmée qui nous pousse à abandonner ce qui est précieux à nos yeux. Nos expériences, prédéfinies par des algorithmes invisibles, nous éloignent de la réalité. En 2002, Cory Arcangel, avec son œuvre Super Mario Clouds (page 35 et 36)33, nous alertait déjà sur comment les technologies allaient altérer notre perception de l’authenticité.

Pendant des années, face à l'effondrement de la société, j’ai espéré en vain le retour des outils durables et plus authentiques, nécessitant peu d'énergie et étant capables de fonctionner des années sans laisser derrière eux une empreinte écologique démesurée. À cette lumière, la GameBoy paraît comme une leçon d'humilité. Elle n’est dépendante d’aucun algorithme. Ses matériaux ne sont pas invincibles mais sa longévité, son fonctionnement simple et peu gourmand en énergie sont des traits de son design que nous semblons avoir abandonnés dans une quête d’innovation à tout prix. Aujourd’hui, les machines sont remplacées du jour au lendemain, victimes d’un système de production poussant à une consommation effrénée. Les Géants,

animés par une logique implacable de profits, ont orchestré l’obsolescence programmée34 de leurs produits et leurs systèmes les rendant toujours plus éphémères. Ce cycle incessant pousse à jeter et acheter des nouveaux produits sans cesse, créant une montagne de déchets condamnés à être détruits. Chaque innovation semble nous pousser davantage vers une dépendance absolue, où la seule solution serait de consommer encore et encore aux dépens des conséquences dramatiques que cela engendre.

Durant ma jeunesse, j’ai connu de nombreuses personnes qui se sont engagées dans la lutte contre le monopole totalitaire que nous subissons. Des hackers, des makers, des activistes du

web, qui cherchaient à restaurer et modifier des systèmes anciens, dans un acte de rébellion face à l’uniformité imposée par les Géants. Ils s’opposaient à la course effrénée vers l’obsolescence, et tentaient de préserver ce qui pouvait encore l'être. Ces communautés alternatives étaient habitées par une passion commune : celle de redonner vie à des machines oubliées, rétablir des logiciels obsolètes et offrir à tous ceux qui le souhaitaient, un moyen de contourner les règles. Ils prônaient une société plus libre et transparente. Avec l'avènement d’Internet, les communautés open source se sont regroupées pour échanger leurs compétences, partager leurs idées et ainsi rendre la technologie accessible à tous. Ils rêvaient d’un monde où la tech- nologie ne serait pas synonyme de contrôle mais d’émancipation.

En faisant le choix de l’open source et du partage, ces artistes s’efforçaient de construire un avenir numérique plus transparent où la créativité et l’accessibilité prime sur l’obsolescence et le profit. Dans The Pirate Book (page 37 et 38), Nicolas Maigret explorait la lutte contre les monopoles technologiques et la préservation de la culture numérique face à l'uniformité des géants du secteur. Il présentait les hackers et les communautés open source comme des pirates qui œuvraient pour un accès équitable à la technologie et une émancipation collective, défiant ainsi les normes imposées par les industries dominantes.

Dans ce cadre, la lutte pour un accès libre à la technologie devenait une véritable quête pour la liberté, non seulement pour

préserver le passé, mais aussi pour façonner un avenir où chacun est maître de son environnement numérique. Ces mouvements de création alternatifs ont fait émerger des festivals et des événements où les développeurs pouvaient partager leurs œuvres avec le public. Par exemple Eniarof (page 39 et 41), un festival autour du thème de la fête foraine créé par l’artiste Antonin Fourneau35 en 2005. Cette initiative proposait aux participants de se réunir pour créer avec des matériaux recyclés et des équipements électroniques obsolètes. Eniarof incarnait un mouvement qui luttait pour un accès libre aux technologies et à l’art, encourageant les individus à reprendre le contrôle sur leurs outils et leurs démarches créatives.

Dans cette même dynamique, à l’époque, des hackers cherchaient à détourner la GameBoy de ces usages pour explorer de nouvelles formes d'expressions. L’artiste musicien Jankenpopp (page 42 et 43)36 utilisait la GameBoy pour en faire un instrument de musique, en détournant ses circuits et en utilisant des logiciels de chiptune comme LSDJ37. En combinant hacking (circuit bending) et musique, Jankenpopp composait des sons électroniques uniques à partir de la GameBoy. Cette approche ouvrait un champ d'exploration infini, enrichissant de manière significative ces deux domaines. Le chiptune, un style musical, était né de ces pratiques, il se caractérisait par l'utilisation de puces sonores de vieilles consoles pour produire des morceaux électroniques. C’était une manière de célébrer l’imperfection, le

bug et les glitchs dans un esprit où les limites de la machine elle-même devenaient une source d'inspiration pour composer. En détournant la GameBoy, une console emblématique de la culture de masse, en un outil créatif, Jankenpopp remettait en question la manière dont la technologie est conçue et utilisée. Plutôt que d’accepter la GameBoy comme un simple appareil de loisir, des artistes comme Jankenpopp la réactivaient, l’inscrivaient dans une nouvelle dimension38.

Le hacking lui-même incarnait cette idée de résistance face aux normes établies par les Géants. Il ne s'agissait pas seulement de pirater mais de désassembler, comprendre et reconfigurer une machine virtuelle pour libérer son potentiel. Les hackers, souvent

perçus comme des marginaux, rejetaient les systèmes fermés et les limitations imposées par les Géants. Grâce à leur talent en informatique, ils détenaient les codes permettant de détourner cette emprise. Le hacking était un acte de préservation et de liberté dans le domaine vidéoludique. Une partie des communautés des hackers se concentraient sur le hack des jeux qui avait connu un immense succès international et qui était profondément ancrés dans la culture médiatique. Parmi eux, se trouvait un hacker sous le pseudonyme de Koolboyman, il avait créé une version alternative de Pokémon Crystal qui s’appelait Pokémon Prism. On ne connaissait presque rien de Koolboyman mais une seule chose était sûre : il était passionné par le jeu vidéo et il n’était pas le seul. Le collectif Rainbow Devs39 l’avait

aidé à développer ce projet. Pokemon Prism était un ROM hack40 proposant une extension au jeu original, il offrait de nouvelles quêtes, de nouveaux graphismes et proposait de nouvelles régions à explorer.

Après de longues recherches dans les archives numériques du dark net, je trouve enfin un lien de téléchargement du jeu Pokémon Prism. Les hackers étaient connus pour leur discrétion, ils savaient comment agir pour se protéger et contourner les algorithmes de surveillance. Ils parvenaient à rester anonymes et à archiver leurs œuvres dans les recoins du monde numérique, oscillant entre l'accessibilité et la sécurité. Paradoxale- ment, ces jeux hackés, souvent créés en réaction à la rigidité des

Géants, étaient mieux conservés que leurs homologues commerciaux. Ce phénomène révélait l'importance cruciale de leur démarche pour la préservation du patrimoine vidéoludique. Alors que les grandes sociétés des Géants laissaient tomber des franchises entières au profit de nouveaux lancements, ces projets réalisés par des passionnés étaient minutieusement sauvegardés et entretenus. Les hackers comme Koolboyman n’étaient pas seulement des créateurs, ils étaient également des archivistes, des gardiens d’un mémoire vidéoludique qui aurait pu disparaître totalement dans l’oubli sans eux. Chloé Desmoineaux, une autre hacker, œuvrait à mettre en lumière ces pratiques marginalisées, elle a porté de nombreuses conférences

et interventions pour encourager chacun à expérimenter à travers des alternatives low-tech et DIY. Chloé Desmoineaux avait compris le pouvoir qu’elle avait entre les mains, offrir des alternatives aux productions de masse des jeux vidéos était aussi un moyen de revendiquer les représentations genrées et les dynamiques de pouvoir inhérent au jeu vidéo. Avec le hacking et l’anonymat, cette frontière de l’identité était abolie comme si seule la création importait.

Après avoir minutieusement analysé le fichier source de téléchargement de Pokémon Prism, j’ai pu l’ouvrir. Pour pouvoir émuler Pokémon Prism sur ma GameBoy, il me faut trouver un linker “EZ-Flash”41. Ce dispositif me permet de télécharger un jeu sur une

carte SD pour pouvoir ensuite le glisser dans une cartouche hackée qui est compatible avec la GameBoy. Les jeux émulés permettent de jouer sur la console d’origine, avec des données numériques récentes, modifiées grâce à l’accès au code source. Il s’agit donc d’une solution hybride, entre la préservation de la matérialité de la machine et l’utilisation d’un nouveau support pour tenter de remplacer la cartouche défaillante.

Après des recherches sur Internet, je trouve un contact qui parle de ce linker. Il parle d’une boutique d’antiquaires numériques qui se trouve au sud de la mégaville. Ces boutiques ne sont pas bien vues par le gouvernement, elles ferment tour à tour pour des raisons restant bien mystérieuses aux yeux du public.

Officiellement ces échoppes sont accusées de vendre du matériel non conforme ou illégal, mais en réalité, leur existence répresente une menace pour le contrôle absolu des Géants. Ces cavernes d’Ali Baba regorgent d’objets électroniques en tout genre et de pièces détachées mais leur accès reste difficile. Ils sont souvent gardés secrets et ne possèdent pas d’adresse fixe. Les propriétaires prennent soin de protéger leurs activités en restant dans l’ombre, utilisant des codes, des messages cryptés et des lieux temporaires pour échapper à la surveillance des Géants. Seuls les initiés connaissent ces adresses et se chargent de les diffuser discrètement. J’ai fini par discuter avec l’un d’entre eux et obtenir l’adresse d’une boutique. Je me suis lancée à sa recherche. Sous un ciel orageux, j’arrive dans une

ruelle étroite, où se trouve un bâtiment à la façade décrépie et aux fenêtres obstruées par des rideaux noirs. Après avoir tapé trois coups comme on me l’avait indiquée, un homme m’ouvre. À l’intérieur, c’est un vrai bazar. Des étagères croulent sous le poids des appareils électroniques et des pièces détachées. Chaque objet semble raconter une histoire, un vestige d’une époque où la technologie était plus humaine. Parmi tous ces trésors, se trouve une petite vitrine avec une EZ-Flash. Afin de ne laisser aucune trace de notre échange, nous privilégions le troc plutôt que la transaction financière. En échange de l’EZ-Flash je lui tends un récepteur de radio pour GameBoy42. Sur le chemin du retour, je tiens fermement la cartouche dans ma poche, consciente du secret précieux que je venais d’acquérir.

De retour chez moi, je prépare soigneusement l’EZ-Flash, transférant Pokémon Prism sur la carte SD avant de l’insérer dans la GameBoy. Je suis excitée à l’idée de faire revivre ce médium. Restaurer cette GameBoy n’est pas qu’une question technique, c’est une quête pour redonner un sens à ces machines et leurs œuvres, dans un monde où tout paraît vide et éphémère. Dans un monde où les Géants dominent les marchés de production, où l’obsolescence programmée régit nos appareils, réussir à assembler ces pièces pour faire revivre ma Game Boy est un acte de liberté. Mais dans ce processus, la limite entre la préservation et la transformation est devenue floue. L’émulation et la cartouche hackée me donnent les outils pour revivre ces souvenirs mais jamais dans leur forme originale. Ils sont comme des reflets

déformés de ce qu’ils avaient été autrefois. Ce n’est plus le jeu de mon enfance, mais quelque chose de nouveau, né d’une créativité et de la passion d’une personne. Pokémon Prism ne se contente pas de restaurer le jeu mais il le transforme, le réinvente.

Hacker ma console m’a pris énormément de temps. Quand, au bout de plusieurs semaines de travail, j’ai fini par me retrouver face à l’écran d'accueil de Pokémon Prism, j’ai ressenti une profonde satisfaction. Certes, j’allais jouer au jeu, mais j’étais surtout fière de voir le résultat d’un travail de longue haleine, et j’en savourais pleinement le moment, il n’est pas commun de ressentir ce genre de plaisir quand tout autour de vous est instantané. Grâce à mes efforts, cet objet ainsi que ces jeux vidéos

peuvent perdurer dans le temps. Quand je joue à Pokémon Prism, je ne vois pas le temps passer, revivant les heures passées à redécouvrir ces contrées virtuelles que j’ai découvert enfant. En proposant de nouvelles zones de jeu et de nouvelles quêtes à entreprendre, la version hackée de Pokémon a comme amplifié mon souvenir, l’a augmenté en incorporant de l’innovation dans la nostalgie.

Après avoir restauré la machine à écrire et la GameBoy, une envie insatiable me pousse à partager mon travail et mes connaissances. Je réfléchis à la meilleure manière de rendre accessible la documentation de mes projets, soigneusement construite, composée d’illustrations, de photographies, de plans techniques et de schémas électriques. En passant en revue les fichiers, mon regard s'arrête sur mon fond d’écran : une capture d’écran de l'œuvre map.jodi.org (page 44) du collectif JODI43. Cette œuvre était précurseuse du Net Art44, elle questionnait déjà la façon dont nous interagissons avec le web. C’était une manière de nous montrer que le web était aussi un espace de résistance, un lieu où on peut contourner les règles établies pour explorer de nouvelles manières de naviguer et d’interagir.

Même si aujourd’hui toute forme de forme de résistance est abolie sur Internet, cette capture d’écran de faible qualité me donne espoir de retrouver un espace de liberté pour créer, partager, explorer. Et même si cet espace n’existe plus dans le paysage numérique actuel, j’étais déterminée à le reconstruire. Créer un lieu où, comme avant, je peux non seulement partager mais aussi inviter les autres à explorer, à détourner, à résister.

Pour cela, je m’appuie sur des sites qui avaient déjà existé à l’époque et qui préservaient ces pratiques DIY, comme Labomedia.org (page 45 à 48)46 ou la Boîte à outils47. Ces plateformes permettaient à chacun de partager librement leurs projets, tutoriels, compétences sur divers logiciels, créant ainsi des

espaces de partage et de collaboration. Ils offraient un vaste spectre de savoirs : de la réparation d’objets électroniques, au creative coding, jusqu’à des conseils pour la fabrication numérique. Ce modèle ouvert permettait à quiconque de contribuer à la circulation du savoir. Dans un sens, ce modèle était raccord avec les promesses du début d’Internet : une gigantesque toile de réseaux capable de connecter instantanément tout le monde, ayant pour même but de partager leurs savoirs et de se rendre actif à la construction du web. Des années se sont écoulées et cet idéal s’est vu peu à peu disparaître laissant place à un web où les utilisateurs sont devenus passifs, prisonniers de leurs écrans, consommant du contenu sans jamais vraiment pouvoir interagir ou participer à sa création.

À l’inverse, ces espaces libres, comme ceux de Labomedia, représentaient un modèle de web participatif et collaboratif où nous sommes les véritables acteurs, capables d’influencer, d’adapter et de réinventer l’environnement selon nos propres choix. Cette liberté de créer venait avant tout de la transparence : en dévoilant le code source des sites et des logiciels, cela permettait à chacun de comprendre son fonctionnement et d’y apporter des modifications. Par exemple, je me souviens que lorsque j’étais encore étudiante je travaillais avec des logiciels comme Processing. Processing avait été créé par des designers et pour des designers. Son fonctionnement n’avait de secret pour personne et tout le monde pouvait accéder au code source

pour l’augmenter, expérimenter avec et partager ses prouesses, créant alors une multitude d’extensions et de librairies accessibles48. Parmi celles-ci, il y avait p5.js, créé en 2013 par Lauren McCarthy, une artiste et programmeuse informatique sino-américaine. Cette librairie est une réadaptation du code Java, devenu obsolète avec le temps, en Javascript et a permis de maintenir les fonctionnalités de Processing sur le web pendant des années.

Aujourd’hui, accéder au code source d’un site semble être une idée déroutante tant le web est désormais verrouillé par les Géants. Si leurs secrets de fabrication étaient dévoilés, tout leur système économique s'effondrerait. Chacun serait capable de

s’emparer de leurs sites, de leurs logiciels pour en créer des versions alternatives et les partager gratuitement et librement. De même pour leurs machines, si leurs architectures étaient partagées cela laisserait place à une possible réparation et réadaptation par les utilisateurs eux-mêmes. Chose inconcevable pour eux. Cette fermeture progressive a débuté avec le hardware, où les pratiques DIY sont devenues peu à peu impossibles. Ces communautés open source se sont donc tournées vers les softwares et le web pour construire leur nouveau terrain d’expérimentation. Mais ces pratiques alternatives se sont vues être rapidement censurées par les Géants, entraînant leurs pertes. Plus le web grandissait et devenait verrouillé, plus on en perdait son contenu. La question de l’archivage du web était devenue

une question cruciale pour ne pas perdre ce patrimoine culturel. Mais en réalité cette mission était bien trop grande face à la quantité démesurée de données produites par le web, qui, de plus, se multipliait à chaque seconde. Dans cette spirale, beaucoup d'archives, d'œuvres témoignant de ces pratiques, ont été perdues comme par exemple l'œuvre d’Olia Lialina49 :My Boyfriend Came Back from the War ((page 48 et 49), de 1996, qui explorait la narration interactive à travers les possibilités uniques du web des années 1990. Cette œuvre incarnait un moment où le web offrait un terrain d’expérimentation inégalé. My Boyfriend Came Back from the War proposait une nouvelle manière d’interagir avec cette technologie, le récit était composé comme une sorte de bande dessinée où les utilisateurs pouvaient

interagir avec l’environnement en cliquant sur les différentes sections de la page pour dévoiler des nouvelles images, des fragments de texte et dialogues. Malheureusement cette œuvre utilisait des standards du web et des technologies de son époque. Avec les années, certains langages de programmation, balises HTML ont été modifiés et abandonnés rendant l'œuvre obsolète.

Des initiatives existaient autrefois pour tenter de restaurer ces œuvres numériques. À l’époque, Rhizome50 avait réussi à restaurer en partie l'œuvre d’Olia Lialina grâce à l'accès et la réadaptation du code source. Leur projet Artbase visait à conserver des œuvres du Net Art qui était menacée par l’instabilité du web. Cette initiative avait permis de faire revivre un court instant cette

œuvre tombée dans l’oubli avant qu’elle ne disparaisse à jamais. C’était un acte de résistance de la part de Rhizome, la restauration de ce projet n’était pas uniquement une question de conservation technique : il s’agissait de préserver une mémoire collective des pratiques pionnières du web et de montrer que le web était un espace ouvert, où tout était encore à inventer.

Restaurer le site de la Labomedia est aussi une manière de trouver des solutions pour conserver et archiver durablement des pratiques alternatives, dans un environnement qui évolue à toute vitesse. Labomedia était un site alimenté par des communautés open source et je sais que certains fragments peuvent être précieusement sauvegardés dans les profondeurs du web

ou sur des disques durs d’anciens contributeurs. J’essaye d’abord d’accéder à une ancienne version de Labomedia via le site WayBack Machine51. À l'époque, ce site était l’une des ressources les plus importantes pour la conservation d’Internet. Son objectif était de sauvegarder les versions antérieures des sites internet et de le rendre accessible à tous grâce à une timelapse. Mais WayBack Machine, comme toute solution de préservation, a ses limites. Le web est en constante mouvance et exige alors à ces plateformes de se réadapter constamment aux nouveaux langages des sites. Par exemple, le site WayBack Machine hébergeait certaines parties de site dépendantes de Flash pour afficher des animations ou des contenus interactifs. Cependant

avec la disparition de Flash52 en 2020, des milliers de contenus ont disparu, entraînant une perte irrémédiable d’une partie de notre patrimoine numérique. Restaurer Labomedia, c’est aussi lutter contre cette érosion, en trouvant des moyens de préserver ces fragments de l’histoire des pratiques open source et DIY, avant qu’ils ne soient effacés à jamais.

Grâce à WaybackMachine, je réussis à récupérer quelques informations sur la structure et l’architecture du site mais il me faut encore comprendre comment on en faisait usage, ses objectifs, son fonctionnement. Je me lance alors dans une quête pour retrouver d’anciens contributeurs, qu’il s’agisse d'anciens membres qui avaient collaboré sur le site ou des administrateurs

ayant conservé une archive du code source. Labomedia était à l’époque un espace collaboratif d’apprentissage, de partage d’idées, où la création et l’expérimentation étaient au cœur de son identité. Sans tous ses membres, Labomedia n'aurait tout simplement jamais existé. Pour poursuivre ma restauration, il ne suffit pas seulement de récupérer des fragments de code ou des éléments graphiques, je dois aussi chercher à renouer avec l’esprit même du site.

L'œuvre Lost and Found and Found (page 50 et 51) du PAMAL53 souligne cette importance de la contextualisation des œuvres numériques. Ce projet était exposé lors de l’exposition Matter, Non-Matter, Anti Matter au ZKM54 en 2022. Cette exposition

faisait écho à une exposition antérieure Les Immatériaux au Centre Pompidou Paris en 1985. Cette exposition mettait en lumière des œuvres qui, sans réadaptation ou réinterprétation, étaient menacées de disparaître à jamais. Lost and Found and Found était une installation composée de trois œuvres numériques obsolètes, réinterprétées et présentées sur des Minitels. Parmi ces œuvres, il y avait l’Objet Perdu de Jacques Elie Chabert et Camille Philibert, qui avait déjà été exposé lors de l’exposition Les Immatériaux. L’Objet Perdu était un roman conçu pour le Minitel, il permettait aux lecteurs de faire des choix qui modifiaient le cours de l'histoire. Avec la disparition du Minitel, le contenu et le format de l'œuvre étaient menacés de disparaître. Pour sauvegarder cette œuvre, les artistes du PAMAL ont dû non

seulement réadapter et réinterpréter son format d’origine, mais aussi restaurer le support physique sur lequel il était initialement conçu. Cette démarche me rappelle que les œuvres numériques ne sont jamais dissociées de leur contexte de création, elles dépendent des technologies, des dynamiques sociales et des modes de communication de leur époque. La remise en contexte permet non seulement de conserver l'œuvre en elle-même, mais également de comprendre l’environnement dans lequel elle est née. Cela me rappelle que chaque œuvre numérique est intrinsèquement liée à son époque, à ses créateurs et à ses utilisateurs.

Ce processus de réinterprétation et de réadaptation rejoignait d'autres initiatives contemporaines visant à s'adapter à un environnement numérique en constante mutation. Par exemple, des mouvements comme le Slow Web55 proposaient une nouvelle approche du numérique, axée sur la durabilité, la lenteur, et une interaction plus humaine avec la technologie. Le Slow Web mettait en avant l'importance de prendre le temps d'interagir avec le contenu, de ralentir le rythme effréné de la production et de la consommation, afin de créer une relation plus réfléchie et pérenne avec notre environnement numérique.

Pour construire mon site, je compte tenir aussi des engagements viables durablement, en minimisant son empreinte

environnementale. Le site Internet Low Tech Magazine56 utilisait une approche minimaliste non seulement dans la conception de son contenu, mais aussi dans l'infrastructure même de son site. Il fonctionnait par exemple à l'énergie solaire, avec un design à faible consommation d'énergie, des images compressées et une interface simplifiée. À l’époque, ce modèle nous redonnait un espoir, nous montrait qu’il pouvait exister une autre voie, celle d’un environnement numérique plus responsable. Ce modèle prouvait qu’il était encore possible de créer un site Internet en tenant compte des impératifs environnementaux. Cela rejoint le concept de permacomputing, qui prônait une informatique durable, basée sur l'économie des ressources, l'optimisa- tion de la durée de vie des systèmes, et l’utilisation de technologies

moins gourmandes en énergie. Ainsi, la conception de mon site suivra également ces principes écologiques, afin de s’inscrire dans une démarche durable, à la fois en termes d'impact environnemental et de conservation de l'information.

Une fois terminé, j’ai trouvé un moyen pour uploader le site sur le darkweb, à l’abri des regards des Géants. J’ignore si quelqu’un va tomber dessus et le reconnaître, et contribuer à en augmenter le contenu. Les jours puis les semaines passent jusqu’à ce que je reçoive un message crypté, notifiant que quelqu’un venait de se connecter. Folle de joie, je reçois peu de temps après un autre message, me félicitant pour mon travail et m’invitant à cliquer sur un lien. Ce lien redirige vers un site. Un temps incrédule

je finis par reconnaître l'œuvre Wrong Browser56 de JODI. Je n’en crois pas mes yeux, cette œuvre était censée être disparue depuis au moins vingt ans depuis le Grand Crash, où près de 80% des serveurs mondiaux sont tombés en panne, provoquant d’immenses dégâts et occasionnant la plus grande perte de données numériques de l’histoire. Estomaquée par ce que je venai de voir, je navigue à travers les différentes pages du site. Dans un des onglets figure un journal de bord, des plans, des schémas, tout ce qui a permis de restaurer Wrong Browser. Je n’en reviens pas, en plus d’avoir produit un exploit, je revis un lien fort avec un inconnu autour du partage de nos expériences que je n’ai pas connu depuis des années.

Je me réveille ce matin par le bruit d’une notification de mon Iphone 93. Jusque-là rien d’anormal, je reçois tous les matins les mêmes comptes rendus de mon activité en ligne de la veille. Ce qui est inhabituel, c’est la deuxième, puis troisième, puis toute la série de bruits et vibrations qui suivent. Quelque chose de grave est en train de se passer, le monde numérique s’affole et me le fait savoir par ces bruits répétés. Hagarde, je me saisis de mon téléphone, ouvre les yeux pour que la reconnaissance faciale m’identifie, et regarde les notifications. Ma fatigue s’est vite estompée à mesure que mes yeux scannent les notifications et laisse place à de l’incrédulité : une panne mondiale est actuellement en cours, des rumeurs courent le bruit d’une attaque informatique de masse contre les datacenters mais

aucune source fiable n’en parle pour le moment.

Quand je réalise la gravité de la situation, je sens une pointe d’inquiétude en moi : allons-nous revivre le Grand Crash? Ces incidents, dont la fréquence et l’intensité ne font qu’augmenter depuis les années 2020, font de plus en plus de dégâts à chaque occurrence. En 2042, suite à une énorme panne mondiale, des tonnes de gigaoctets renfermant souvenirs digitaux et œuvres numériques ont disparu à jamais. L’inquiétude laisse place à de la colère, cette nouvelle perte de données aurait pu, aurait dû être évitée, les solutions de préservation ont été mises sous silence par les Géants car non monétisables par eux. Leur arrogance et leur avarice vont provoquer une nouvelle perte historique de données.

Quelle ne fut pas ma surprise quand, quelques heures plus tard, le ton des informations a commencé à changer. Les nouvelles décrivant la progression de la panne laissent peu à peu la place à une vague de témoignages d’internautes, de personnes qui, en se filmant où en montrant leurs écrans, diffusent des images de ce qui aurait dû être perdu à jamais. Ils montrent également des boîtiers aux formes que je reconnais instantanément : des disques durs et des clés USB, fabriqués de toutes pièces par leurs auteurs.
Contournant les systèmes de sauvegarde décentralisés imposés par les Géants, ces gens se sont placés dans l'illégalité en se confectionnant des supports physiques indépendants du contrôle des méga corporations. L’ampleur des événements les a poussés à sortir de l’ombre et à partager leurs

solutions, leurs alternatives à une situation intenable qui vient d’atteindre son point de rupture, faisant d’eux les lanceurs d’alerte de notre époque.

J’ai du mal à contenir ma joie, cette brèche dans la forteresse entrouvre une multitude de possibilités en termes de création, de réflexion et d’actions, auxquelles il me tarde de prendre part. Le DIY, l’open source et le permacomputing se sont montrés comme des espaces de création mais aussi des environnements où il était nécessaire de repenser notre manière de préserver ce que nous créons avec eux. Ce à quoi je me dédie depuis tant d’années allait prendre forme, passer de mains en mains, se transformer et s’améliorer dans un univers où presque

tout est à repenser. Les gens allaient se retrouver, échanger et partager leurs connaissances, apportant au monde l’humanité dont il manque ces dernières décennies et, je l’espère, se défaire de l’influence des corporations. L’oscillation provoquée par la panne fait trembler les Géants, dont la domination jusque-là totale se montrait faillible, peut-être que cet évènement n’est que le premier d’une série qui amènera leur disparition et la création d’un système plus transparent et éthique.


Documentaires

  • ELEY Chris, Jurassic Web - Une préhistoire des réseaux sociaux - Le chant des machines, série de 7 épisodes, 5 min, 2020. "https://campus.arte.tv/program/jurassic-web-une-prehistoire-des-reseaux-sociaux-le-chant-des-machines consulté en ligne sur Arte Campus, le 2 février 2024.
  • TABOURIER David, L’Europe dans l’oeil du cyclone - l’IA menace-haut-elle la démocratie ? Avec Hugo Micheron, 32 min, 2024. https://campus.arte.tv/program/leurope-dans-lil-du-cyclone-lia-menace-haut-elle-la-democratie-avec-hugo-micheron consulté en ligne sur Arte Campus, le 16 février 2024.
  • BERGÈRE Sylvain, Une Contre-histoire de l’internet, 1 h 52 min, 2012. https://campus.arte.tv/program/une-contre-histoire-de-l-internet consulté en ligne sur Arte Campus, le 12 mars 2024.
  • BORREL Philippe, Internet ou la révolution du partage, 52 min, 2018. https://campus.arte.tv/program/internet-ou-la-revolution-du-partage consulté en ligne sur Arte Campus, le 18 janvier 2024.

Podcasts

  • “Le Minitel avant Internet : naissance de la connexion”, série Archéologie des médias, France Inter, en ligne le vendredi 24 décembre 2021 : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/serie-l-archeologie-des-medias consulté le 29 décembre 2023. Production et réalisation : Sonia Devillers. Intervenants : Aurélien Bellanger.
  • “Que devient notre mémoire ?”, émission Le Meilleur des mondes, France Culture, en ligne le vendredi 3 septembre 2021 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-meilleur-des-mondes/le-meilleur-des-mondes-emission-du-vendredi-03-septembre-2021-3566250 consulté le 9 janvier 2024. Production et réalisation : Fabrice Saltiel Intervenants : Francis Eustache, Jean-Gabriel Ganascia, Vanessa Lalo

Films

  • CRONENBERG David, eXistenZ,
    1 h 36 min, 1999.
  • SCOTT Ridley, Blade Runner,
    1 h 57 min, 1982.
  • SPIELBERG Steven, Minority Report,
    2 h 25 min, 2002.
  • WACHOWSKI Lana et Lilly, The Matrix,
    2 h 16 min, 1999.

Ouvrages


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  • BOSQUÉ Camille, Open Design. Fabrication numérique et mouvement maker (it.), Paris, B42, 2021.
  • BRATTON Benjamin, Le Stack : Infrastructure, logique du design et souveraineté du calcul , Paris, UGA Éditions, 2019.
  • FOURMENTRAUX Jean-Paul, antiDATA : La désobéissance numérique, art et hacktivisme technocritique , Dijon, Les presses du réel, novembre 2020.
  • FOURNEAU Antonin, STANLEY Douglas Edric, BookNIAROF, Paris, 1980 Editions, mai 2017.
  • KINDRED DICK Philip, Ubik, Paris, 10/18 Domaine Etranger, 1999 (1969).
  • MAIGRET Nicolas, ROSZKOWSKA Maria, The Pirate Book, Ljubljana, Aksioma, 2015.
  • MANOVITCH Lev, Le langage des nouveaux médias , Paris, Les presses du réel, novembre 2010.
  • ORWELL Georges, 1984, Gallimard, mai 2020 (1949).
  • TULLETT Barrie, Typewritter Art : A Modern Anthology , Londres, Laurence King Publishing, mai 2014.

Articles en ligne

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Revues

  • DONNOT Kevin, GAY Élise, MASURE Anthony, Back Office n°2 : Design graphique et pratiques numériques, Paris, Éditions B42, avril 2018.
  • ÉTAPES, étapes n°231 : jeux vidéo, Paris, Etapes Pyramid, mai 2016.
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Sitographie

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Sitographie

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  • UBU WEB, consulté en ligne le 24 juin 2024 : https://www.ubu.com/
  • WAYBACK MACHINE, consulté en ligne le 23 février 2024 : https://web.archive.org/
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Merci

Tomek Jarolim pour son accompagnement tout au long de l'écriture de ce mémoire,

Caroline TRON-CARROZ pour ces nombreuses corrections,

Lucile Bataille pour ses précieux conseils en terme de mise en page,

Marie Rosier pour sa précieuse aide dans la dernière ligne droite,

Léo Girard pour son soutien infaillible,

Et enfin Julien Leresteux et Élie Bolard, mes maîtres de stage, pour leur implication dans l'augmentation de cet écrit.

Colophon

Conception graphique et mise en page : Suzie Roux

Polices de caractère :

Karla par Jonathan Pinhorn

Redaction par Forest Young et Jeremy Mickel

Papiers :

Couverture : Brunnen Papier Or 300g/m2

Metapaper Journal White 80g/m2